
Sorti en salles mercredi, "Fuocoammare, par-delà Lampedusa", montre le double visage de Lampedusa, frontière de l’Europe au sud de l’Italie, partagée entre le quotidien insulaire de ses habitants et la tragédie des migrants.
Ceci n'est pas un film sur les migrants. "Fuocoammare, par-delà Lampedusa" est l'histoire d'une rencontre : celle entre un réalisateur, Gianfranco Rosi, et les habitants de cette île, point le plus au sud de l'Italie devenu une frontière hautement symbolique de l'Europe. Située à 110 kilomètres de l'Afrique et à 200 kilomètres de la Sicile, Lampedusa a été traversée ces vingt dernières années par plus de 400 000 migrants en quête de liberté.
Théâtre de l’une des plus grandes tragédies humaines du siècle, Lampedusa est aussi devenue l’une des îles les plus médiatisées. Des journalistes du monde entier sont venus couvrir les naufrages à répétition dans ce canal de Sicile, réputé comme étant la route la plus dangereuse de la Méditerranée centrale. Selon l’Organisation internationale des migrations (IOM), 370 000 personnes y ont été secourues entre 2014 et juin 2016 et 7 500 y ont laissé la vie. De quoi attiser l’intérêt des médias, sans nul doute. Mais pour Rosi, à quoi rimait d’y planter sa caméra ? Pourquoi ajouter de la pellicule à un flux d'images déjà vues mais jamais regardées et qui, au final, ne changent rien ?
Pour filmer autre chose. Dans ce documentaire rare, Ours d’or de la Berlinale 2016 et sélectionné pour représenter l’Italie aux Oscars, Gianfranco Rosi "déplace le point de vue" et "prend le lieu comme un élément à part entière". "Quand j'ai commencé ce film, je ne connaissais Lampedusa qu’à travers les médias. L'île était toujours racontée à travers la tragédie des migrants, comme si elle était un conteneur vide de toute humanité", explique le réalisateur devant une salle comble, le soir de l'avant-première à Paris, le 25 septembre.
À la vitesse de l'information, Rosi oppose le temps, le silence, la discrétion. Gianfranco Rosi passe près d'un an et demi sur l'île, la plupart du temps sans filmer, et quand il le fait avec une équipe réduite à lui-même : il filme et prend le son tout seul. Il intervient le moins possible, ne pose pas de questions, abhorre les artifices. Et la magie du documentaire opère : les récits émergent d’eux-mêmes.
"Fuocoammare, par-delà Lampedusa" : la bande annonce
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Deux mondes hermétiques
Ce dispositif minimaliste lui permet de filmer sans voyeurisme le quotidien d’une poignée de personnages qui évoluent en parallèle. Samuele, en premier lieu. Ce garçon de 12 ans, fils de pêcheur, est destiné à reprendre les rames mais il préfère chasser les oiseaux avec sa fronde que de naviguer sur une mer qui lui donne mal au cœur. Maria, une grand-mère qui aime cuisiner en écoutant de vieux airs siciliens; l’animateur de la radio locale, confiné dans son studio, entre son micro et ses disques ; ou encore ce plongeur aussi silencieux et mystérieux que les fonds marins dans lesquels il s'immerge de jour comme de nuit. Chacun lové dans son monde intérieur, ils semblent hermétiques à la tragédie qui se joue quotidiennement à quelques miles de leur île.
Le titre du film est d’ailleurs emblématique de cette séparation entre les deux univers. "Fuocoammare" ("mer en feu", en français) désigne une réalité pour les migrants. Mais pour les habitants de l’île, il s’agit avant tout d’une chanson populaire évoquant l’incendie d’un bateau au large de Lampedusa pendant la Seconde Guerre mondiale. "C’était un temps de guerre et la mer est devenue rouge", raconte Maria à Samuele, en entendant la chanson à la radio, lors d’un jour d’orage, qui pourrait s’avérer aussi fatal pour les pêcheurs de l’île que pour les migrants.
"Avant, les migrants arrivaient directement sur Lampedusa et ils rencontraient les habitants de l'île. Mais après la catastrophe du 3 octobre 2013 [366 migrants sont morts après l’incendie et le naufrage de leur navire, NDLR], les choses ont changé. Avec le lancement de l’opération Mare Nostrum [devenue Triton en novembre 2014, NDLR], la frontière s'est déplacée des côtes vers la haute mer et l'accueil s'est institutionnalisé", souligne Gianfranco Rosi qui a suivi plus de 60 opérations de sauvetage en mer.
"Lampedusa est une métaphore de l’Europe où il n’y a pas ou peu d’interactions entre les migrants et les gens sur place. Ces deux mondes s’effleurent mais ne se touchent pas", analyse le réalisateur. La tragédie des uns ne fait que s’immiscer par bribes dans le quotidien des autres : lors des flashes d’informations que Maria écoute à la radio, entre deux chansons, tout en coupant ses poivrons; lorsque le plongeur s’immerge dans la mer en redoutant ce qu’il pourrait y voir ; ou lorsque Samuele se fait diagnostiquer un "œil paresseux". À force d’être fermé, son œil droit a cessé de bien voir. Comme l’Europe. "S’il avait fallu inventer cette métaphore pour une fiction, on aurait trouvé ça kitsch !", en rit Rosi.
Apprendre à être pêcheur
Le seul à faire le lien entre les habitants de l’île et les migrants, est le médecin, Pietro Bartolo, personnage clé du documentaire. C’est lui qui a convaincu Rosi de ne pas abandonner son projet, malgré l’abondance d’images télévisées. "Quand j'ai vu qu'il y avait la possibilité d'un film, je ne l'ai pas laissé filer. Il est essentiel que cette histoire soit racontée et qu’on comprenne que les migrants sont des personnes normales, comme nous, et qu'il faut les accueillir", déclare le Dr Bartolo, infatigable militant venu à Paris pour le lancement du film.
Cela fait 25 ans que ce gynécologue assiste à cette tragédie humaine, commencée au début des années 1990. Autant de temps à soigner des rescapés déshydratés, affamés, brûlés par le fuel, le soleil et l'eau de mer. À soulager des corps abîmés par la torture subie dans les geôles libyennes. À écouter des femmes outragées, violées sur la route et prostituées de force. À autopsier les cadavres recrachés par le ressac, jusqu’à ceux de nouveau-nés encore accrochés au cordon ombilical après une venue au monde en plein naufrage. "Je dois être le médecin qui a vu le plus de morts dans sa vie, raconte Pietro Bartolo à demi-mot sans faire étalage de ce triste record. On ne s’habitue jamais".
C’est lui aussi qui encourage Rosi à montrer dans son film les images de la quarantaine de corps, retrouvés étouffés dans la cale d’un rafiot. Une séquence qui laisse sans voix, montrant la réalité dans ce qu’elle a de plus cinglant. "Peut-être que pendant que nous sommes en train de parler, des enfants sont en train de mourir dans la mer", poursuit le médecin qui plaide pour la mise en place d’un corridor humanitaire dans les pays d’origine ou de transit.
Tandis que l’Europe ferme ses portes, monte des murs, hisse des barbelés et délègue l’accueil des migrants aux pays limitrophes, Pietro Bartolo surmonte les cauchemars qui le hantent pour aider sans relâche ceux que Lampedusa continue d’accueillir. "J’ai demandé à Pietro pourquoi Lampedusa continuait à ouvrir ses bras et il m’a répondu : ‘Nous sommes un peuple de pêcheurs, nous accueillons tout ce qui vient de la mer’, raconte Rosi. Peut-être nous devrions tous apprendre à être un peu plus pêcheur".