à Amman, Jordanie – Nidal a travaillé comme interprète de 2005 à 2010 aux côtés des Américains alors qu’ils occupaient l’Irak. Pour les Irakiens, c’est un traître. Lui dit qu’il n’a pas eu le choix. Histoire d’un dédoublement.
Cela fait 12 ans que Nidal vit dans l’anonymat. Seule sa famille connaît son secret. Ce soir-là, en présence de sa femme, il a choisi de s’en délester. "Ça fait longtemps que je n’ai pas parlé anglais !" se réjouit-il. L’homme, grand, mince et très souriant, parle avec un accent américain.
L’histoire de Nidal, c’est celle de plusieurs milliers d’Irakiens, embauchés par l’armée américaine pour l’aider à administrer le pays après que les États-Unis et ses alliés ont envahi l’Irak et mis fin au régime de Saddam Hussein en 2003. Sans ces hommes prêts à collaborer, la coalition internationale ne pouvait espérer pacifier le pays. Mais pour ceux qui en ont fait la démarche, par nécessité ou par idéologie, c'en était fini de vivre en paix.
Pourquoi ne pas devenir interprète pour les Américains ?
Nidal avait alors 23 ans. Musulman sunnite comme 30% de la population, il travaillait dans une épicerie à Bagdad où s’était installée sa famille. "Avec sa propagande, Saddam Hussein nous a fait croire que l’Irak détruirait l’armée américaine parce que nous avions l’expérience d’avoir combattu l’Iran pendant huit ans [de 1980 à 1988]. En fait, trois semaines plus tard, elle contrôlait Bagdad. Ce fut un choc pour nous, Arabes et musulmans", raconte-t-il.
Défaite, l’armée de Saddam est aussitôt remplacée par une Garde nationale chargée de la sécurité intérieure. Elle se compose de Kurdes et de chiites et est sous commandement américain. S’ensuit une guerre asymétrique sans répit entre insurgés sunnites et soldats américains qui plonge le peuple irakien dans la misère. "Tout le monde a perdu son travail. J’avais le choix entre poser des bombes pour les ‘méchants’ - ou ‘résistants’, comme vous voulez -, ou travailler pour les Américains", explique-t-il.
Nidal vit avec ses parents, ses quatre frères et sa petite sœur. Huit bouches à nourrir. "Notre frigo était vide. Il fallait une solution, raconte-t-il. Un jour, le mari de ma tante m’a dit : ‘ton anglais est bon. Pourquoi ne pas devenir interprète pour les Américains ? Ils paient bien’. J’ai trouvé sa proposition étrange. Je détestais les Américains parce qu’ils avaient détruit l’Irak." Petit à petit, l’idée mûrit. Il en parle à son frère et puis décide de passer un entretien. C’était en 2005.
"L’interrogateur américain m’a demandé si je pouvais travailler avec des chiites. J’ai répondu non. Il a fermé le dossier", dit-il. Son jeune frère ne fait pas la même erreur, il est engagé dans la foulée. Et un mois plus tard, il revient avec un sac de 600 dollars. "Ce jour-là, mon père est devenu hystérique. Il a dévalisé le supermarché, payé le loyer, les factures, des médicaments pour ma sœur… C’était formidable." Nidal tente sa chance à nouveau. Il est engagé. Une nouvelle vie commence pour lui. Une vie double que seule sa famille connaît.
"Tout le monde surveillait tout le monde, tout le temps"
Sa première mission d’interprète se déroule à l’aéroport de Bagdad, avec les patrouilles. Lui qui n’avait jamais vraiment fréquenté d’Occidentaux jusque-là, apprend petit à petit à décoder leur mentalité et leurs traditions. "La première semaine, je n’osais pas les approcher. Je pensais qu’ils voulaient tous nous tuer, qu’ils détestaient notre religion, notre couleur. ‘Que veux-tu manger ?’ m’a demandé un soldat. ’Du riz, des légumes et un morceau de viande.’ Il est revenu avec un plateau. Je n’avais jamais vu ce type de viande avant. J’ai goûté avec ma langue, c’était très fade. Devant mon air interrogatif, le soldat s’est exclamé : ‘oh mon dieu, tu es musulman ! Je suis désolé, c’est du porc !’ Il s’est excusé pendant cinq minutes puis est parti chercher un autre plateau. Sa réaction m’a donné une bonne image des Américains. Il aurait pu me dire : ‘tu manges et tu te tais’."
À force de manger, dormir et parler avec eux, Nidal parvient à se faire une place auprès des Américains. Qui l’appellent Nick. "Nous patrouillions dans trois Humvee, évoque-t-il dans un sourire. Le muezzin a appelé à la prière et il avait une voix très désagréable. Un soldat s’est moqué de lui dans le haut-parleur. Je me suis tourné vers le capitaine et je lui ai dit : ‘Monsieur, écoutez, le muezzin parle de la vierge Marie et de Jésus. Je crois que ce n’est pas très approprié…’ Subitement, le capitaine a hurlé sur le soldat pour qu’il arrête. En fait, il n’avait mentionné ni Jésus ni Marie, je voulais juste qu’il se taise !" Il éclate de rire.
Pour ne pas se faire démasquer par ses compatriotes, l’interprète ment, change d’itinéraires, sort la nuit. Si quelqu’un apprend qu’il travaille pour les Américains, c’est la mort assurée. Alors il développe des subterfuges, comme ce jour où il doit remettre son salaire à sa famille et regagner la base sans se faire voir : "J’ai donné aux Américains un point de rendez-vous et ils m’ont arrêté, devant les gens. Ils ont placé leur arme contre ma tempe et ont dit : ‘qu’est-ce que tu as dans ton sac ? Une bombe !’ Ils m’ont mis un tissu sur la tête et m’ont embarqué dans leur Humvee." Il sourit. "C’était de la folie !" Bien que la scène se soit déroulée loin de chez lui, ses voisins se sont inquiétés. "Ça prouve que tout le monde surveillait tout le monde, tout le temps", conclut-il.
"J’ai sauvé des vies"
Ce jeu de cache-cache n’est pas sans conséquences. Pour les Irakiens, Nidal est un traître à la nation. Un espion. "C’est faux, martèle-t-il. J’étais interprète. Au début, je l’ai fait pour l’argent uniquement. Mais ce n’était pas de l’argent sale. Je n’ai tué personne, je n’ai volé personne, contrairement aux ‘méchants’." Il finit par s’attacher à son métier. "J'ai sauvé des vies", se justifie-t-il.
Il se souvient d’un homme qui avait été arrêté par les Américains. Du matériel explosif avait été retrouvé sur ses mains. "Il était très pauvre. Sa femme et ses enfants ont commencé à pleurer. J’ai demandé à cet homme ce qu’il avait fait, il a répondu qu’il avait ramassé une balle par terre, pour éviter que ses enfants jouent avec. Alors les Américains ont cherché cette balle et l’ont retrouvée. Ils ont fait un test et ont trouvé le même composant que sur ses mains. Sans interprète, c’était destination Abou Ghraib".
Une nuit de 2010, Nidal est repéré par ses voisins alors qu'il quitte sa maison. C’est l’erreur de trop. Il reçoit des menaces de mort et décide de quitter l’Irak. Il vit depuis à Amman avec sa femme. Sa demande de visa américain a été rejetée, l’ambassade ayant considéré que la Jordanie constituait un endroit suffisamment sûr. Entre 2008 et 2017, plus de 7 000 Irakiens ont obtenu des visas dans le cadre d'un programme spécifique de relocalisation, selon des chiffres du magazine Fortune.
Il pense écrire un livre. "J’ai appris durant ces années que derrière les politiques, il y a des hommes. J’ai vu des choses atroces des deux côtés. Mais des bonnes choses, aussi. S’il y avait plus de dialogue, il y aurait moins d’atrocités." Alors qu’il sort de son coffre des insignes que lui ont offert des officiers américains, Nidal explique qu’il n’a aucun regret. Il est fier de son expérience. "Elle est humaine", dit-il.