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Attentats du 13 novembre : les victimes oubliées de l’assaut de Saint-Denis

Un an après l'assaut de Saint-Denis, les familles évacuées de l'immeuble où s’étaient réfugiés Abdelhamid Abaaoud et ses complices, n'ont jamais pu réintégrer leur logement et récupérer leurs biens. Elles se sentent oubliées.

Le plus éprouvant pour Zaklina Kojic, c’est la nuit. Depuis celle du 18 novembre 2015, elle ne peut plus dormir sans somnifère. Son mari Goran non plus. Cette nuit-là, après avoir entendu une forte explosion à 4 h 20 du matin, puis un déluge de coups de feu, la quadragénaire et sa famille, notamment son fils de 6 ans, ont passé plus de six heures terrés, blottis les uns contre les autres sous le lit de leur trois pièces, sans bouger ni même oser regarder par la fenêtre.

Cette nuit-là, les Kojic ne prennent pas immédiatement conscience de ce qui se passe. Une centaine de policiers du Raid et de la Brigade rapide d’intervention (BRI) tentent de neutraliser Abdelhamid Abaaoud et ses complices, suspects principaux des attentats du 13 novembre. Les fugitifs les plus recherchés de France se sont réfugiés dans cet immeuble situé au 48 rue de la République à Saint-Denis, précisément sur le même palier que Zaklina Kojic.

"Nous lui avons fait croire que c’était un film de guerre"

"Mon mari s’était endormi devant la télévision du salon. À 3 h du matin, il est retourné se coucher dans la chambre, une heure avant que ça commence", raconte-t-elle encore effarée. "Nous avons eu beaucoup de chance, il y a eu huit impacts de tirs rien que dans notre salon. Mon voisin égyptien a pris cinq balles, mon autre voisin tunisien a pris deux balles", énumère-t-elle le souffle court. L’opération de police durera jusqu’à 11 h. Face aux rafales des terroristes, armés de kalachnikovs selon le Raid, les forces de l’ordre ont fait usage de près de 5 000 munitions ainsi que de dizaines de grenades assourdissantes au cours de l'opération d’une violence inouïe.

Un an après, Zaklina Kojic regarde depuis la rue, dépitée, la façade murée de son ancien immeuble. Sur la fenêtre de sa cuisine, dont le carreau est brisé, elle montre du doigt les impacts de balles. "La plupart du temps, j’évite de passer par ici, surtout avec mon fils, je ne veux pas qu’il se souvienne," explique-t-elle. "Cette nuit-là, mon petit m’a demandé : 'C’est quoi ça maman ?' Nous lui avons fait croire que c’était un film de guerre. Il entendait les fusillades, ça sentait la poudre. On lui disait 'Dors ! Dors !'. On ne voulait pas qu’il se souvienne", ajoute-t-elle avant de fondre en larmes.

La moitié des habitants encore en hébergement d’urgence

Après l’intervention de police, le bâtiment ayant été partiellement détruit, la mairie a pris un arrêté de péril imminent. "Le plancher de plusieurs appartements s’est effondré suite à l’assaut, l’escalier du bâtiment C [celui où se logeaient les terroristes] est en partie détruit et impraticable", explique Stéphane Peu, maire-adjoint de Saint-Denis. Après avoir survécu à cette nuit d'horreur, les résidents comme Zaklina Kojic se sont retrouvés sans le toit. Ils ont dormi les 10 jours suivant dans un gymnase mis à disposition par la Ville.

Abdel, l’un des voisins des Kojic s’en souvient encore et nourrit le sentiment d’avoir été abandonné. "Aucun officiel du gouvernement n’est venu nous voir, seul le maire et le député. Symboliquement, c’était humiliant, les résidents de notre immeuble ont quand même vécu une scène de guerre !", insiste-t-il. Lui n’était pas présent la nuit du drame, mais il n’a jamais pu retrouver l’appartement qu’il louait avec sa femme et son fils.

Sur les 45 ménages qui habitaient la copropriété, une vingtaine a été relogée par l’État et la mairie dans des logements sociaux. Les autres, les plus précaires, vivent toujours dans des hébergements d’urgence. C’est le cas d’Abdel relogé dans une résidence du 115 : "Je n’ai pas de boîte aux lettres, nos visites sont contrôlées… Mais surtout, nos vêtements, nos meubles, les jouets de mon fils sont restés chez nous".

"Certaines familles ont des revenus erratiques, ou sont en attente d’obtention de papier, leur situation est en train d’être examinée. Les procédures sont en cours au cas par cas pour trouver des logements adaptés aux revenus", se justifie-t-on à la mairie de Saint-Denis, où élus et personnels admettent s’être sentis bien seuls dans les semaines qui ont suivi l’intervention du Raid. "Ça a été poussif. Dans un premier temps, l’État nous avait relégués toute la responsabilité, mais aujourd’hui, il y a des réunions très régulièrement pour faire avancer les dossiers".

Une famille au bord de la banqueroute

Ces avancées sont pourtant bien trop lentes au goût de Me Claudette Eleini. L’avocate de la famille Kojic accuse la mairie de Saint-Denis et l’État de ne pas avoir suffisamment pris en compte la détresse matérielle et psychologique de ses clients. "Rien n’a été fait pour réparer les préjudices dont ils ont été victimes", déplore-t-elle. Si les Kojic ont bien été relogés dans un logement social fourni par la ville, ils se retrouvent à payer un loyer de 900 euros, alors qu'ils avaient remboursé le crédit de l’appartement de la rue de République. "Ils sont bombardés de factures", constate Me Eleini. Aux mensualités à 151 euros par mois pour un matelas qu’ils venaient juste de s’offrir dans les jours qui ont précédé l’opération du Raid, s’ajoutent des charges de copropriété qui s’élèvent à plus de 6 000 euros et la mairie vient de leur réclamer près de 1 000 euros pour les travaux de sécurisation de l’immeuble.

"Plusieurs mois après l’assaut, ils ont continué à recevoir des factures d'EDF. Ils en ont eu pour plus de 700 euros. Aujourd’hui ils sont au bord de la banqueroute", s'insurge Claudette Eleini.

Demande de reconnaissance du statut de "victimes de terrorisme"

Pour y remédier, l’avocate a décidé de saisir le fonds de garantie des victimes de terrorisme et de se constituer partie civile auprès du juge antiterroriste de Paris dans l’affaire du Bataclan et des terrasses : "Les Kojic habitaient sur le même pallier que les terroristes, j’ai espoir qu’ils soient considérés comme des 'victimes du terrorisme'". Car pour l’instant, les familles du 48 rue de la République à Saint-Denis ne peuvent prétendre à être indemnisées qu’au titre de victimes d’une "intervention policière ayant engagée la responsabilité sans faute de l’État", ce qui ne leur donne, entre autres, pas droit à un suivi psychologique pris en charge à 100 %.

L’association Droit au logement (DAL), qui représente une partie des habitants de l’immeuble, avait elle aussi demandé à l’État de requalifier le statut des résidents en victime du terrorisme. En vain*. "Ça aurait pourtant permis de faire valoir un suivi sur le long terme, car dans ce genre d’évènements, il faut envisager qu’il puisse y avoir des rechutes ou des chocs post-traumatiques", regrette Simon Leher du DAL.

Chez les Kojic, c’est déjà le cas. Zaklina a dû subir une opération suite à une grave infection. "On m’a dit que c’était peut-être lié à mon stress", rapporte-t-elle. Goran, qui n’avait aucun souci avant l’année dernière, a vu son diabète exploser. "Sa tension monte trop vite, il ne peut plus travailler comme avant", raconte Zaklina, caissière dans un magasin, qui doit désormais assurer seule les rentrées d’argent de la famille.

Seule petite éclaircie à l'horizon : les premières indemnisations de l’État devraient tomber dans les semaines à venir. Entre 5 000 et 8 000 euros. D'autres sont attendues pour préjudices moraux, près de 3 500 euros par personne. Une maigre consolation qui remplacera à peine les biens matériels perdus mais qui ne permettra pas de reprendre le fil d’une vie interrompue une nuit de novembre.

* Le secrétariat d’État d’aide aux victimes n’a pas répondu à la demande d’entretien de France 24.