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Famine à Gaza : "Les répercussions se feront sentir pendant des générations"
Une organisation spécialisée dans la sécurité alimentaire a officiellement déclaré l'état de famine catastrophique à Gaza en début d'année. Bien que l'aide commence à parvenir au compte-gouttes à l'enclave palestinienne, les experts estiment que la famine pourrait bouleverser Gaza sur des générations.
Des Palestiniens transportent des sacs de farine provenant d'un convoi d'aide humanitaire dans la banlieue de Beit Lahia, au nord de la bande de Gaza, le 1er août 2025. © Jehad Alshrafi, AP

Le 22 août dernier, le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), une organisation soutenue par l'ONU et considérée comme une autorité en matière de sécurité alimentaire, a publié un rapport officiel affirmant que "plus d'un demi-million de personnes dans la bande de Gaza étaient confrontées à des conditions catastrophiques caractérisées par la famine, la misère et la mort". Ce rapport prévoit également une aggravation de la famine et avertit qu'au moins 132 000 enfants de moins de cinq ans "devraient souffrir de malnutrition aiguë" d'ici juin 2026. 

Cette déclaration officielle d'une famine "entièrement provoquée par l’homme" a constitué l’une des plus fortes accusations portées contre le gouvernement du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu depuis le début de la guerre déclenchée par les attentats du 7 octobre 2023. Sans surprise, la publication de ce rapport a suscité une vague d’indignation.

Jeremy Konyndyk, président de l'organisation Refugees International, a qualifié la famine d’"échec retentissant", affirmant que les gouvernements israélien et américain en portaient la responsabilité principale .

Le chef des opérations humanitaires de l’ONU, Tom Fletcher, a exhorté la communauté internationale à "lire le rapport du CIP dans son intégralité. Lisez-le avec tristesse et colère. Non pas comme un ensemble de mots et de chiffres, mais comme un recueil de noms et de vies". Pour le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, la famine à Gaza est une "catastrophe" sanitaire qui se fera sentir pendant des générations.

La position d'Israël sur la question est claire et ferme : il n'y avait, et il n'y a toujours pas, de famine à Gaza. Israël a imposé un blocus alimentaire total à la bande de Gaza début mars, avant de le lever fin mai et d'autoriser des approvisionnements et des distributions alimentaires très limités par la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), une organisation largement décriée. Les agences humanitaires des Nations Unies, elles, sont frappées d'interdiction de toute activité en territoire palestinien depuis plusieurs mois. 

Israël, largement accusé d'avoir provoqué une famine à Gaza pour en faire une arme de guerre, a nié ces allégations dans sa réponse officielle et a accusé l'IPC de falsifier les données à des fins politiques. Le gouvernement de Netanyahu est même allé plus loin en accusant l'organisation de participer à une "accusation de crime rituel moderne". L'organisation, qui avait déjà déclaré la famine au Soudan en utilisant les mêmes outils de mesure, n'a pas hésité à publier d'autres documents pour étayer les faits.

Famine à Gaza : "Les répercussions se feront sentir pendant des générations"
Des femmes et des filles palestiniennes peinent à accéder à de la nourriture dans un centre de distribution à Khan Younès, dans la bande de Gaza, le 6 décembre 2024. © Abdel Kareem Hana, AP

Peu de choses ont changé depuis août. Selon le plan en 20 points du président américain Donald Trump , une aide intégrale devait être acheminée immédiatement dans la bande de Gaza par le biais d'institutions internationales neutres, sans ingérence des deux parties. En théorie, cela aurait constitué un premier pas vers l'atténuation de la famine, mais l'accord n'a pas atteint ses objectifs.

Bien que le seuil de famine n'ait été officiellement franchi qu'en 2025, les Gazaouis vivent en situation de crise depuis bien plus longtemps.  Les premiers rapports importants annonçant la famine imminente à Gaza ont été publiés dès mars 2024, quelques mois après le début de la guerre.

"Israël n'a jamais nié l'insécurité alimentaire, estime Alex de Waal, directeur exécutif de la Fondation pour la paix mondiale de l'université Tufts et auteur de plusieurs ouvrages sur la famine dans le monde. L'administration maintient Gaza dans un état de faim proche de la famine, car le mot 'famine'  aurait des répercussions pour Israël."

Des répercussions sur des générations 

Obstruction à l'aide humanitaire, famine, les déplacements forcés de population, attaques contre les services de santé figuraient en bonne place dans un rapport d'enquête de l'ONU publié en septembre 2025. De quoi conclure qu'Israël avait commis un génocide contre les Palestiniens à Gaza. Les crimes de famine constituaient également un élément majeur des actes d'accusation de la Cour pénale internationale et du mandat d'arrêt émis contre Benjamin Netanyahu, en novembre 2024. 

"Supposons que l’interprétation israélienne des données soit correcte. Que la sécurité alimentaire à Gaza soit légèrement inférieure à une famine. Quelle différence cela ferait-il ?", souligne Alex de Waal.

La famine telle que définie par le CIP et d'autres organismes est bien plus complexe qu'un simple état de faim passager. Les experts estiment qu'elle pourrait avoir des répercussions considérables qui se prolongeraient pendant des années, voire des générations.

L'héritage biologique de la famine

Des experts ont étudié les effets à long terme de cas similaires dans l'histoire – des survivants de la famine en Inde et en Chine, et de l'Holocauste  – afin de comprendre les conséquences potentielles d'une famine prolongée à Gaza.

La famine se produit, de manière générale, en plusieurs étapes. Dans un premier temps, l'organisme puise dans les réserves de glycogène du foie pour maintenir une glycémie stable. Ensuite, il passe à la néoglucogenèse, utilisant les muscles et les graisses comme source d'énergie pour alimenter les organes vitaux.

Lorsque le glucose commence à manquer, un processus appelé cétogenèse transforme les acides gras en molécules servant de carburant alternatif.  Enfin, quand les réserves de graisse sont épuisées, l'organisme dégrade ses propres protéines et, en quelque sorte, s'autodétruit. Les muscles s'affaiblissent, l'immunité chute et le risque d'infections graves augmente.

Famine à Gaza : "Les répercussions se feront sentir pendant des générations"
Des femmes palestiniennes cuisent du pain dans un four en argile, utilisant du plastique comme combustible, dans une école de l'ONU servant de refuge aux Palestiniens déplacés à Khan Younès, le 5 octobre 2025. © Jehad Alshrafi, AP

Certains meurent directement de faim, mais beaucoup d'autres succombent à des maladies ou infections liées à la famine. Le corps plus fragile des enfants les rend particulièrement vulnérables.

La malnutrition constitue un autre problème : même si l’organisme reçoit suffisamment de calories pour survivre, leur qualité peut être insuffisante pour permettre un fonctionnement normal. Selon le CIP, la malnutrition englobe la qualité et la quantité de l’alimentation, les soins, l’accès à l’eau potable, l’assainissement et l’hygiène.

"J’ai commencé à être fascinée par le corps humain dans une clinique de FIV, lorsque j’ai vu des cellules dans une boîte de Petri et que j’ai réalisé : 'Oh, c’est un être humain !'", explique Tessa Roseboom, qui a mené des recherches novatrices sur la famine de six mois qui a sévi aux Pays-Bas lors de l'occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. 

Ses travaux, menés pendant près de 30 ans, montrent les conséquences à long terme de la malnutrition prénatale, même chez le fœtus. Ils ont infirmé notamment qu'au stade cellulaire, les êtres humains avaient des besoins infimes pour survivre. "Nos recherches ont démontré que cela était faux, car c'est à ce stade que tous les organes internes – le cœur, les poumons et le cerveau – sont en formation. En cas de famine, leur intégrité structurelle est donc compromise."

La famine peut se manifester plus tard dans la vie par une augmentation des taux de maladies cardiovasculaires, de diabète, de dépression, etc. Les troubles cognitifs, eux, surviennent plus tôt.

Famine à Gaza : "Les répercussions se feront sentir pendant des générations"
Yasmine Siam, une Palestinienne qui a fait une fausse couche quelques jours plus tard, pose pour une photo dans sa tente à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 9 avril 2025. © Abdel Kareem Hana, AP

Son étude a également montré que les fœtus pouvaient hériter de marqueurs épigénétiques : des marques sur leur ADN qui influençaient l’expression de leurs gènes. "Le code génétique lui-même reste inchangé, mais l’expression de l’ADN se modifie."

"Ces changements pourraient expliquer pourquoi nous transmettons ces maladies aux générations suivantes", ajoute Tessa Roseboom. 

Les femmes enceintes en bonne santé libèrent également des enzymes qui protègent les bébés du stress. "En cas de famine, la production de cette enzyme diminue, exposant ainsi les fœtus aux hormones du stress et les rendant, une fois adultes, beaucoup plus sensibles au stress."

Selon la chercheuse, les dommages causés au fœtus sont irréversibles, mais peuvent être atténués. "Il est urgent d’améliorer la sécurité alimentaire, en donnant la priorité aux femmes et aux enfants. Les preuves scientifiques sont claires. Les répercussions se feront sentir pendant des générations, et je suis extrêmement inquiète pour cette génération et la suivante. En tant que communauté internationale, nous n'avons pas été capables d'arrêter cela", déclare Tessa Roseboom.

Effondrement total de la société

La famine est le stade ultime de l'insécurité alimentaire extrême et, selon les critères du CIP, elle s'accompagne d'un effondrement de la société à de multiples niveaux : systèmes de santé, d'approvisionnement en eau potable, d'assainissement et même systèmes sociaux. 

Outre les conséquences physiologiques, la famine se manifeste également à long terme par la dépression, une baisse de la participation au marché du travail, une augmentation de la mortalité et une plus grande dépendance aux aides sociales.

"L’un des effets fréquemment observés des famines de masse est le traumatisme social. Il est invisible, on n’en parle pas et il se manifeste de diverses manières", ajoute Alex de Waal qui étudie les effets sociologiques de la famine dans plusieurs pays depuis les années 1980. Les changements sociologiques sont incontournables.

Les taux de famine catastrophiques, comme ceux observés à Gaza, entraînent une nette augmentation de la criminalité, car les gens sont prêts à tout pour satisfaire leur besoin biologique fondamental de manger et de survivre.

Citant la famine du Bengale, il affirme qu'elle peut entraîner une augmentation des taux de criminalité, ainsi qu'une destruction spirituelle et sociale qui ouvre la voie à la violence intercommunautaire.

"Regardez les conséquences d'une famine, et vous verrez des effusions de sang ", dit-il.

Famine à Gaza : "Les répercussions se feront sentir pendant des générations"
Des Palestiniens se précipitent pour récupérer l'aide humanitaire parachutée à Gaza, dans le nord de la bande de Gaza, le 7 août 2025. © Jehad Alshrafi, AP

L’histoire montre que les traumatismes de masse ont des conséquences durables. "Que ce soit à Leningrad, au Cambodge, au Bengale ou en Somalie, la famine s’accompagne d’une humiliation et d’une honte profondes. Les victimes et les survivants intériorisent l’image d’eux-mêmes comme des sous-hommes. Cela peut marquer une société à vie."

Pour Alex de Waal, la "famine de siège", en tant que "crime de torture sociale", peut soumettre une société à un tel stress qu'elle brise les liens humains. "On pense souvent que la famine est un moyen de tuer, mais elle n'entraîne généralement pas la mort immédiate d'une population, insiste-t-il. La famine affaiblit la résistance d'une population. Elle frappe en premier lieu les enfants, les femmes enceintes et les personnes âgées. Les hommes armés sont généralement les derniers à souffrir de la faim. Cela crée une situation où la société se déchire dans une lutte pour la survie individuelle. C'est une rupture totale de la confiance qui détruit le tissu social". 

Cet article a été traduit de l'anglais. Retrouvez la version originale ici.