Soixante-dix ans après Hiroshima, de plus en plus de voix jugent la théorie de la dissuasion nucléaire obsolète et plaident pour un abandon de l’arme nucléaire.
Alors que le monde célèbre, jeudi 6 août, le triste anniversaire des 70 ans de l’explosion de "Little Boy" sur la ville japonaise d’Hiroshima, la question de la prolifération nucléaire est plus présente que jamais. Il est communément admis que neuf nations – États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord – possèdent désormais la bombe et l’actualité récente, avec l’accord du 14 juillet sur le nucléaire iranien, montre que celle-ci reste un enjeu de taille.
"La dissuasion nucléaire reste la garantie ultime de la sécurité et de l'indépendance de la France vis-à-vis de toute agression", stipule le site Internet du ministère de la Défense, qui revendique la continuité de ce mode de pensée depuis 60 ans et que partagent toutes les puissances nucléaires.
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Cette notion de dissuasion nucléaire a évolué au fil du temps, passant de la "menace dissuasive" à la "dissuasion existentielle", rappelle dans "Le Monde" Jean-Pierre Dupuy, philosophe, professeur à l’université Stanford et auteur, notamment, de "Pour un catastrophisme éclairé" (Seuil, 2004). "La simple existence d’arsenaux se faisant face, sans que la moindre menace de les utiliser soit proférée, suffit en principe à assurer la paix", écrit le philosophe pour décrire le concept.
Cette logique a notamment poussé Américains et Soviétiques, durant la Guerre froide, à développer des bombes toujours plus puissantes et toujours plus dévastatrices. Alors que la bombe d’Hiroshima a libéré une énergie équivalente à 15 kt de TNT, la course folle aux armes nucléaires entreprise par les États-Unis et l’URSS a mené jusqu’à la production de la Tsar Bomba, une bombe soviétique pouvant libérer une énergie équivalente à 57 Mt de TNT. Une puissance 3 800 fois supérieure à celle de la bombe ayant explosé le 6 août 1945. Face à une telle menace, qui oserait en effet attaquer le premier ?
"Nous sommes passés tout près d’une catastrophe à plusieurs reprises"
"On aimerait croire que la dissuasion nucléaire signifie effectivement que personne ne va l’utiliser", lance Alex Wellerstein, un historien américain spécialiste des armes nucléaires, professeur au Stevens Institute of Technology, dans le New Jersey, contacté par France 24, et créateur d'une application permettant de simuler les dégâts causés par une explosion nucléaire. "C’est une théorie qui semble très logique, qui fait appel à la raison, mais le problème est que la décision de l’utilisation de la bombe repose en grande partie sur des machines, des radars fabriqués par l’homme et qui ne sont pas fiables à 100 %, ajoute-t-il. De nombreux incidents ont eu lieu durant la Guerre froide et nous sommes passés tout près d’une catastrophe à plusieurs reprises. Il y a eu des accidents, des pannes, des erreurs de jugement. Ces risques existent toujours aujourd’hui."
La communauté internationale a rapidement pris conscience des risques en question et y a répondu dès 1968 avec le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), puis avec les accords SALT I en 1972 et SALT II en 1979 négociés entre les États-Unis et l'URSS. Ces traités visant à instaurer un statu-quo pour l'un, et à limiter le nombre d'armes nucléaires détenus par Américains et Russes pour l'autre s'inscrivent pleinement dans la logique de la dissuasion nucléaire.
Or des voix s’élèvent aujourd'hui pour pointer le caractère obsolète, selon elles, de cette fameuse dissuasion nucléaire qui repose sur une arme de non emploi. Ce mouvement est représenté dans le monde par l’association Global Zero et semblait pouvoir compter sur un appui de poids en la personne de Barack Obama. Dans son discours de Prague prononcé en 2009, le président américain a en effet plaidé pour "un monde sans armes nucléaires". Mais six ans plus tard, plutôt que le réduire, les États-Unis ont en réalité modernisé leur arsenal.
En France, l’ancien ministre de la Défense de François Mitterrand, Paul Quilès, a créé l’association "Arrêtez la Bombe" (ALB). Aux côtés du consultant Jean-Marie Collin, du chercheur Michel Drain et du Général Bernard Norlain, Paul Quilès tente depuis quelques années de lancer le débat sur la question du désarmement nucléaire. Les quatre hommes viennent ainsi de cosigner une tribune dans "Le Monde" à l’occasion du 70e anniversaire d’Hiroshima.
"Ce que nous pouvons faire de mieux, c’est retarder indéfiniment l’échéance"
"Soixante-dix ans plus tard, les fausses vérités ont toujours cours, écrivent-ils. C’est ainsi que l’arme nucléaire est encore présentée comme notre 'assurance-vie' ou comme 'la garantie de notre sécurité et de notre indépendance'. On sait qu’il n’en est rien. Il suffit d’observer l’état du monde, des menaces et des relations internationales pour s’en convaincre. […] La France ne peut plus rester prisonnière de la pensée d’un monde ancien."
Un point de vue partagé par Alex Wellerstein. Selon le professeur américain, la dissuasion nucléaire repose sur le principe suivant : "Que toutes les puissances nucléaires réagissent face aux menaces de la même manière, de façon rationnelle et logique".
Or depuis la chute de l’URSS, le monde a vu émerger des États-voyous n’ayant aucune intention de respecter les traités internationaux et des organisations terroristes toujours plus menaçantes. Cette nouvelle donne géostratégique oblige à reconsidérer la théorie de la dissuasion nucléaire, estiment ceux qui plaident pour une éradication progressive des capacités nucléaires mondiales.
Cette solution permettrait-elle enfin au monde de ne plus vivre sous une éternelle menace ? Difficile à dire, car quand bien même la bombe nucléaire serait éradiquée, le savoir-tuer existerait toujours. "Dans un monde sans bombe atomique, des dizaines d’acteurs seraient en permanence prêts à réarmer pour ne pas perdre une guerre mal engagée", estime Jean-Pierre Dupuy dans "Le Monde", qui conclut, fataliste : "Il est difficile de ne pas partager le pessimisme [du philosophe autrichien] Günther Anders. L’apocalypse est inscrite comme un destin dans notre avenir, écrit-il dans son livre 'Hiroshima est partout' (Seuil, 2008). Et ce que nous pouvons faire de mieux, c’est retarder indéfiniment l’échéance. Nous sommes en sursis."