envoyée spéciale à Clichy-sous-bois – Le procès de deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en octobre 2005 s’ouvre lundi à Rennes. Dix ans après les faits, Clichy-sous-Bois a changé mais les frustrations demeurent.
Un commissariat aux allures de blockhaus fait face à un McDonald's flambant neuf au carrefour des Libertés, l'un des ronds-points les plus fréquentés de Clichy-sous-Bois. C'est dans cette ville de la banlieue parisienne, qu'il y a dix ans, Zyed Benna et Bouna Traoré sont morts électrocutés dans un transformateur EDF le 27 octobre 2005, après une course-poursuite avec la police. À l'époque, il n’existait pas de commissariat.
Ce n’est pas à Clichy-sous-Bois, mais à Livry-Gargan que travaillaient les deux fonctionnaires qui comparaîtront devant le tribunal correctionnel de Rennes à partir de lundi 16 mars pour non-assistance à personne en danger. La ville mitoyenne de Clichy-sous-bois, bien plus riche, est encore perçue aujourd’hui par les jeunes Clichois comme une ville "où on les dévisage". La question des clivages sociaux-culturels entre les deux territoires sera l'un des points que soulèveront les avocats de la défense lors du procès. Pour Maître Mignard, "si Clichy n’avait pas été dans une situation d’apartheid social aussi grave et purulent", les enfants ne seraient pas "morts pour rien".
Des policiers inexpérimentés
Le manque d'expérience des deux policiers sera en outre pointé du doigt. L’une des prévenus, qui répondait aux appels du commissariat de Livry le jour du drame, a confié à Loïc Lecouplier, représentant du syndicat de police Alliance en Seine-Saint-Denis en 2005, qu’elle connaissait à peine la commune à l’époque. "Je ne savais pas qu’il y avait un transformateur, je ne visualisais pas la topographie", lui a-t-elle raconté.
"Ils [un gardien de la paix qui a poursuivi les adolescents et la standardiste] étaient très jeunes à l’époque, ils sortaient à peine de l'école. En Seine-Saint-Denis, c'était ça le problème : on recevait beaucoup de stagiaires, parfois 40 % de l'effectif d'un commissariat. Et dès qu'on avait trois ans d'ancienneté, on partait en province", se souvient Loïc Lecouplier. Depuis, des réformes ont été mises en place au sein de l'institution de la police, avec un renforcement de l'encadrement et des mesures incitatives pour rester sur les territoires sensibles.
L'implantation d’une police à Clichy-sous-Bois est une conséquence directe du drame de 2005. "L'attente de ce service depuis des années a été satisfaite grâce à ces événements terribles", explique Agnès Faulcon, qui dirige le centre social de la Dhuys sur le plateau de cette ville de plus de 30 000 habitants, soulignant que les "révoltes urbaines de 2005" ont engendré une prise de conscience collective. "C'est aussi une façon de reconnaître que ces citoyens méritent la République", estime celle qui a vu le quartier changer depuis dix ans, grâce à un projet de rénovation urbaine initié avant 2005, et qui a fait tomber les tours pour de plus petits ensembles, dont certains sont même munis de panneaux solaires. Elle aime aussi rappeler qu’"un travailleur social et deux délégués à la cohésion police-population" tiennent désormais une permanence dans le nouveau commissariat pour orienter les habitants dans leur dépôt de plainte, "spécifiquement pour les cas de violences faites aux femmes".
"Il n'y a aucun dialogue"
Avec ce nouveau commissariat à Clichy-sous-Bois, Malek, 19 ans, voit "tourner la police" plus souvent, "contrôler dans les halls", mais il n'a pas perçu d'amélioration dans sa relation avec les forces de l’ordre. "Il n'y a aucun dialogue", regrette le lycéen en technologies du management de la gestion. Il se souvient bien de Zyed Benna, qui vivait en face de chez lui dans la copropriété du Chêne pointu. Le jour où l'adolescent est mort électrocuté "les plombs de la ville ont sauté". Malek avait 9 ans et son quartier a été plongé dans le noir. "Tant que cette affaire n'est pas terminée on y pensera toujours. Pour le respect de Zyed et Bouna, pour que leurs familles soient soulagées, il faut que les responsables soient jugés comme tout citoyen", estime le jeune homme. Le procès, il le suivra depuis les chaînes d’information en continu qu’il capte partout, même depuis son iPhone qui ne quitte jamais sa poche.
Trois jours après la mort de Zyed et Bouna, il se souvient des émeutes, d’avoir vu par sa fenêtre une immense fumée couvrir sa ville. Échappant à la surveillance de sa mère, il était descendu dans les rues de la cité et avait regardé les voitures brûler, ses voisins crier. En cas de relaxe des policiers, il craint une nouvelle explosion de colère. "Les émeutes de 2005 ont eu plus d’inconvénients que d'avantages, les jeunes ont compris que ça ne servait à rien", constate-t-il, très attentif à l'image que renvoie sa ville longtemps perçue comme une ville émeutière. Les adolescents d’hier, devenus de jeunes adultes aujourd’hui, en pâtissent au quotidien lorsqu’ils doivent indiquer une adresse sur un CV ou assurer leur voiture garée dans le quartier.
Le calme ne tient qu'à un fil
La lenteur du temps judiciaire dans l'affaire de Zyed et Bouna nourrit ce sentiment d'abandon déjà présent chez une grande majorité de la population. À part la patience, il ne reste plus rien à Siyakha Traoré. Le frère de Bouna a fait de l'optimisme un combat. Si pour lui le sentiment de colère et d'incompréhension reste inchangé, l'homme de 34 ans qu'il est devenu attend ce procès pour "enfin savoir et comprendre". "Pour moi c'est un but, un devoir, pour qu'on puisse avoir un deuil, qu'on ne puisse pas les salir, que ce soit une prise de conscience pour tout le monde", explique-t-il.
Autour de Siyakha Traoré, un tissu associatif très dense participe à Clichy-sous-Bois au calme apparent de la ville. Depuis dix ans, les associations se sont multipliées, les amis des familles de Zyed et Bouna ont monté des collectifs renforçant le travail social avec la jeunesse, comme Samir Mihi avec "Au-delà des mots", Mehdi Bigaderne avec "AC le feu". Pour cette génération de trentenaires, 2005 a provoqué un tel choc qu’ils se sont engagés, voire politisés comme Mehdi Bigaderne, élu sans étiquette à la mairie depuis 2008. Tous attendent le procès de Rennes "dans un esprit de justice, pas de revanche", pour que "justice soit faite" et que Clichy-sous-Bois tourne la page sans s'enflammer de nouveau.