
Suite aux affrontements avec Ansar al-Charia, dimanche 19 mai, le gouvernement tunisien s'engage dans une politique répressive. De son côté, le groupe salafiste a appelé à manifester vendredi à Kairouan devant le siège d'Ennahda.
"Le mouvement Ansar al-Charia a des liens avec les organisations terroristes." Le ver est dans le fruit. Le chef du gouvernement tunisien, Ali Larayedh, a, pour la première fois, établi un lien direct entre le groupe salafiste Ansar al-Charia et le terrorisme. Il l’a déclaré samedi 18 mai dans une interview accordée à la chaîne Al-Jazira.
Après l’interdiction du meeting des djihadistes, dimanche 19 mai, à Kairouan, des affrontements se sont produits avec la police à Hay Ettadhamen (banlieue ouest de Tunis) entre les salafistes et les forces de l’ordre. Près de 300 personnes ont été interpellées au cours du week-end, parmi lesquelles le porte-parole d’Ansar al-Charia, Seif Eddine Raies. Des arrestations qui ont eu lieu dans le cadre de la loi antiterroriste du 10 décembre 2003, promulguée sous la présidence de Zine Abidine Ben Ali, chassé du pouvoir en janvier 2011.
it
Dans le bras de fer qui oppose depuis plusieurs mois les autorités tunisiennes et les groupes salafistes, le gouvernement semble enfin assumer, avec les événements du week-end, le tournant répressif de sa politique. Mais la surprise vient surtout du parti Ennahda, majoritaire au Parlement, qui, après avoir longtemps peiné à combattre les accusations de "laxisme" envers les salafistes, a durci le ton.
Un bras de fer qui débouche sur la violence
Pour le chercheur indépendant Fabio Merone, spécialiste des mouvements salafistes et djihadistes en Tunisie, Ansar al-Charia a perdu son bras de fer avec l’État lorsqu’il a décidé de tenir son congrès à Tunis et dans d’autres villes du pays comme Ben Guerdane, dans le sud de la Tunisie, malgré l’interdiction officielle.
"Ils ont finalement choisi l’affrontement, surtout avec le congrès improvisé à Hay Ettadhamen. Ils ont fait preuve d’une certaine immaturité politique", explique-t-il. Le processus de "double dynamique d’intégration et d’institutionnalisation" établi par le chercheur de l’International Crisis Group (ICG), Michaël Ayari, dans son rapport "Tunisie : violences et défi salafiste", pour qualifier Ansar al-Charia depuis sa création en 2011, semble avoir échoué dimanche 19 mai.
Et les discours de certains partisans d’Ansar al-Charia, comme le cheikh Abou Jaâfar Al-Khatab, n’ont contribué qu'à échauffer les esprits. Le leader du mouvement Abou Iyadh a, quant à lui, publié sur les réseaux sociaux, dimanche soir, un message audio de ce qui aurait dû être son discours. Il y salue les "combattants" et promet "de venger les martyrs". Recherché depuis l’attentat contre l’ambassade des États-Unis en septembre 2012, l’homme n’a toujours pas été arrêté.
Ennahda et Ansar al-Charia
Mais c’est surtout l’évolution de la position des islamistes d’Ennahda qui suscite l’intérêt. Le parti s’est en effet nettement démarqué d’Ansar al-Charia depuis quelques semaines sans toutefois aller jusqu’à officialiser la rupture. C’est le leader du parti, Rached Ghannouchi, qui a donné le ton en déclarant, avant même l’annonce officielle du ministère de l’Intérieur, que le meeting d’Ansar al-Charia était annulé.
Vient ensuite l’attitude d’Habib Ellouze, un député d'Ennahda très proche des salafistes, qui a annoncé de façon précoce le report du congrès, après des négociations avec les membres d’Ansar al-Charia. Cette déclaration lui a valu d’être désavoué par les salafistes.
Quant aux autres membres du parti Ennahda, ils n’ont pas manqué de faire connaître leur désaccord avec la mouvance. Le vice-président du mouvement, Abdelhamid Jelassi, a déclaré sur la radio tunisienne Shems FM : "Ennahdha ne restera pas les bras croisés face à ces jeunots qui se croient au-dessus des lois."
Pour Hichem Larayedh, un jeune membre du conseil de la Choura (organe décisionnel du parti), il faut pourtant distinguer Ansar al-Charia des autres salafistes : "Cette organisation a montré des signes de violence en refusant de respecter la loi. Le changement, aujourd’hui, c’est surtout qu’il s’agit de toute une organisation et non plus de quelques éléments salafistes violents isolés comme dans le cas de l'attentat contre l’ambassade des États-Unis".
La scission politique
Pour Fabio Merone, l’attitude d’Ennahda est plutôt fidèle à la ligne du parti envers les salafistes. Le véritable changement, c’est l’usage du terme "terroriste". "Ils ont toujours fait la différence entre salafistes pacifiques et salafistes violents. Ici, ils s’en tiennent à cela et désavouent Ansar al-Charia à partir du moment où ils ne veulent pas jouer selon les règles."
D’un point de vue politique, le parti Ennahda a également en tête l’agenda électoral. La récente déclaration de son secrétaire général, Hamadi Jebali, ex-Premier ministre, porte sur une éventuelle candidature à la présidentielle. Le parti Ennahdha se rallie donc au gouvernement au sein duquel il siège. Depuis la mort de l’opposant Chokri Belaïd, le parti tente également de se placer dans un dialogue avec les autres formations politiques, comme lorsqu’il a accepté le changement de gouvernement en mars dernier.
Renforcement sécuritaire
Sur le plan sécuritaire, les conséquences sont potentiellement assez lourdes. L’amalgame fait par le chef de gouvernement entre Ansar al-Charia et le terrorisme laisse présager une politique répressive envers les salafistes. Les évènements d’Hay Ettadhamen montrent pourtant que le gouvernement peine à anticiper les faits et gestes du mouvement salafiste qui reste dans une rhétorique "révolutionnaire" et "imprévisible", selon Fabio Merone.
"Il y a aujourd’hui une escalade vers la répression politiquement voulue depuis les événements de Jebel Châmbi. Comme l’ont montré l’interdiction des tentes de prédication ou les arrestations massives de salafistes cette semaine, le gouvernement a montré de quel côté il était", ajoute le spécialiste.
Pour Michael Ayari, de l’ICG, cette politique de répression rappelle beaucoup l’ère Ben Ali et pourrait jouer des tours au parti Ennahda. "Ansar al-Charia est le bouc émissaire idéal d’une politique sécuritaire qui ne sait pas faire face à la question terroriste. On va vers une escalade de la violence et la question aujourd’hui est de savoir si l’État tunisien a les moyens de gérer cette situation." Les événements du week-end permettent d’en douter, conclut le chercheur qui souligne le rôle d’Ansar al-Charia comme vecteur du mécontentement populaire.
"Le mouvement a réuni tous les déçus de la révolution et toute politique sécuritaire doit s’accompagner d’une politique sociale, ce qui n’est toujours pas le cas", commente-t-il. Aujourd’hui, malgré la rupture, les leaders d’Ansar al-Charia continuent à s’exprimer dans les médias. Ils ont appelé aujourd’hui, via un communiqué, à manifester à Kairouan vendredi 24 mai devant le siège du parti Ennahda contre l’arrestation de leur porte-parole, Seif Eddine Raies. Le choix du lieu de la manifestation montre bien que la rupture est désormais consommée avec le parti.