Le corps d’un adolescent accusé d’avoir attaqué un policier, a été exposé publiquement sur la place centrale de la ville d’Achkhoy-Martan, en Tchétchénie. Des habitants ont filmé la scène avant de transmettre les images au groupe d’opposition NIYSO, qui les a ensuite publiées sur sa chaîne Telegram. Une pratique inédite, dénoncée par les opposants comme une nouvelle étape dans la politique de répression du régime de Ramzan Kadyrov.
Deux vidéos diffusées dans la soirée du 9 avril sur la chaîne Telegram du groupe d’opposition NIYSO montrent des images prises à Achkhoy-Martan, où le corps d’un jeune homme a été exposé publiquement.
Sur la première, d'une durée de 16 secondes, filmée devant le bâtiment de l’administration locale, on voit une centaine de personnes, majoritairement des hommes, rassemblées. À leurs pieds, on distingue le corps d’un jeune homme dont le visage et la coiffure correspondent aux images diffusées plus tôt par la télévision d’État tchétchène Grozny, identifiant la victime comme l’assaillant abattu. Des personnes pleurent, une femme se mouche au premier plan, tandis que le corps est visible à quelques mètres, posé au sol, face contre terre. Etant donné le caractère choquant de cette vidéo, nous n’en publions qu’une capture d’écran.
La seconde vidéo, filmée à un endroit différent, montre le même corps allongé au milieu d’une route empruntée. De nombreuses voitures le contournent. L’homme qui filme explique : "Il est allongé ici, ils l’ont laissé ici". Le corps a été déplacé d’une dizaine de mètres.
L’adolescent, identifié par plusieurs sources comme un nommé Eskerkhan Khumashev, était âgé 17 ans. Il est accusé d’avoir attaqué deux policiers policiers russes le 7 avril, dans le centre-ville d’Achkhoy-Martan. Le groupe d'opposition politique NIYSO rapporte que son corps est alors laissé dans la rue, sur les lieux de l’attaque, sans soins médicaux. Selon des médias locaux, l’un des deux policiers, Ramzan Dubaev, succombe ensuite à ses blessures. Le lendemain, le corps de l’adolescent est exposé publiquement sur la place centrale de la ville. Les vidéos, filmées par des habitants, montrent la dépouille entourée par des passants.
"Exposer de manière aussi publique le corps d'un adolescent, c'est du jamais vu."
NIYSO est un mouvement politico-religieux né en 2022 dans la diaspora qui vise à "désoccuper" la Tchétchénie en résistant au régime de Kadyrov et aux autorités russes. M., un activiste du groupe, en exil mais qui a requis l’anonymat, explique :
L'exposition du corps est une pratique utilisée par l'armée russe en Tchétchénie depuis le début des années 2000. Le régime a déjà humilié et exhibé les cadavres de résistants tués, mais le faire de manière aussi publique avec le corps d'un adolescent, c'est du jamais vu.
NIYSO a recueilli des témoignages d'habitants de la ville. Selon le groupe d'opposition, "les enseignants, les lycéens, les étudiants et les employés locaux ont reçu l'ordre d’assister [à l’exposition du corps], les cours ont été annulés pour garantir une participation totale".
"On oblige les gens à se rendre sur place, parfois sous la menace de sanction"
Loujaine Laamal est doctorante à l'Université Libre de Bruxelles et spécialiste de la diaspora tchétchène en Europe et des oppositions politiques et militaires à Kadyrov.
Depuis l’arrivée de Ramzan Kadyrov au pouvoir [en mars 2007, NDLR], c’est la première fois qu’un adolescent tué est exposé publiquement. Ce type de mise en scène n’avait jamais eu lieu, même si les humiliations publiques ne sont pas nouvelles en Tchétchénie. Jusqu’à présent, elles prenaient plutôt la forme de passages forcés à la télévision, où les personnes devaient renier publiquement des propos tenus sur les réseaux sociaux. Plus récemment, on a vu des violences physiques relayées sur Telegram par des membres du régime.
Le choix du lieu d’exposition du corps n’est pas anodin, c’est la principale place de la ville, devant un bâtiment administratif sur lequel on voit en arrière-plan un immense portrait de Kadyrov. C’est une mise en scène très symbolique, un moyen de rappeler la toute-puissance du régime.
Ces rassemblements sont organisés de manière très encadrée. Les universités et les écoles ferment, les étudiants sont prévenus qu’il n’y aura pas cours, sans explication. On les oblige à se rendre sur place, parfois sous la menace de sanctions comme un redoublement ou un licenciement. Beaucoup ne savent même pas pourquoi ils sont là.
"Il s’agit de jeter la honte sur ses proches, de leur infliger une forme de mort sociale"
Il faut aussi comprendre cette mise en scène dans le contexte tchétchène, où l’humiliation publique est une arme de contrôle profondément ancrée dans la culture locale. Ici, il y a une double humiliation : religieuse et culturelle. Religieuse, d’abord, car dans l’islam, qui est la religion majoritaire en Tchétchénie, le corps d’un défunt doit être enterré rapidement, avec respect. Laisser le cadavre exposé en plein jour, sans sépulture, est une atteinte directe à ces principes.
C’est aussi une humiliation culturelle, liée à la notion d’honneur. En rendant publique l’identité du jeune homme tué, les autorités ne visent pas seulement lui, mais tout son clan, toute sa famille. Il s’agit de jeter la honte sur ses proches, de leur infliger une forme de mort sociale. L’objectif est clair : dissuader tout acte de contestation en instaurant la peur de représailles qui toucheraient bien au-delà de l’individu.
En février, une vague d’enlèvements et de répression a secoué la ville d’Achkhoy-Martan après qu’un drapeau russe a été brûlé. Selon NIYSO, des enfants et des adolescents ont alors été arrêtés, battus, humiliés. Le jeune Khumashov pourrait alors avoir été victime de cette même vague répressive estime NYISO.
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Accepter Gérer mes choix"Kadyrov commence à craindre une colère populaire qui monte"
Selon Loujaine Laama, Ramzan Kadyrov veut réaffirmer brutalement sa mainmise sur la population tchétchène, en renforçant un climat de terreur généralisée :
Il y a une sorte de tournant, comme si Kadyrov avait été pris de court ces derniers temps. Il y a eu plusieurs attaques sur le sol tchétchène, notamment par des drones ukrainiens, mais aussi des actions militantes – des drapeaux brûlés, ce genre de choses.
Ces actions se multiplient. Il y a de plus en plus de signes de mécontentement, et Kadyrov commence à craindre une colère populaire qui monte. Cette colère est notamment liée à l’envoi forcé de Tchétchènes sur le front en Ukraine.”
Les proches du jeune homme enlevés
Le lendemain de l’attaque au couteau contre les policiers, le chef de la République tchétchène, Ramzan Kadyrov, a tenu une conférence de presse et communiqué via sa chaîne Telegram. Il a ordonné l’arrestation de tous les proches du jeune homme. Selon NIYSO, six membres de la famille de l’adolescent ont alors été arrêtés.
Dès le 8 avril, soit le lendemain de l’attaque au couteau, le groupe affirmait sur sa chaîne Telegram que des deux membres de la famille d'Eskerkhan Khumashev avaient été enlevés et que son père avait plusieurs os brisés. La rédaction des Observateurs n’est pas en mesure de vérifier ces informations de manière indépendante.
Les autorités tchétchènes ne se sont pas contentées de s’en prendre à la famille de Khumashov. Ramza Kadyrov Il a aussi accusé NIYSO d’être à l’origine de l’attaque, affirmant que ses membres incitent les jeunes à commettre des violences. Le groupe d’opposition a rejeté ces accusations.
“Les gens ont peur de nous écrire”
Depuis ces accusations, les activistes de NIYSO affirment que plusieurs de leurs proches ont été enlevés. M. détaille :
Ils ont déjà été enlevés. Nous ne savons pas où ils se trouvent actuellement. La situation sur place est très difficile. Les gens sont torturés lorsque les forces russes trouvent ne serait-ce qu'un like ou un abonnement à notre chaîne, sans même parler de nous contacter. Il s'agit donc d'un risque énorme pour les gens. En raison de la censure et de la répression totales, les gens ont peur de nous écrire. Le plus souvent, nous n'apprenons pas les crimes par la famille. Elles s'opposent généralement à la publicité, parce qu'elles craignent que la situation n'empire.
“Des personnes simplement soupçonnées d’opposition ont été arrêtées et envoyées en Ukraine”
Loujaine Laamal décrit une répression qui s’est intensifiée depuis le début de la guerre en Ukraine :
D’après différents opposants et plusieurs Tchétchènes qui ont réussi à fuir, il existe des prisons souterraines, souvent installées sous des bâtiments officiels, comme ceux de la police. Plusieurs témoignages racontent des conditions de détention atroces. Les détenus sont torturés, certains meurent, d’autres sont tués, et parfois relâchés. C’est à ce moment-là qu’ils tentent de fuir, s’ils ont encore leurs papiers – mais dans la majorité des cas, leurs documents leur ont été confisqués.
Et pour les hommes, la menace qui plane aujourd’hui, c’est d’être envoyés de force en Ukraine. Ces derniers temps, des personnes simplement soupçonnées d’opposition ont été arrêtées, puis directement envoyées sur le front.”