
La discussion sur la misogynie s'était déjà ouverte dans les salles de classe britanniques autour de la culture "incel" dans le sillage de la série "Adolescence". © Netflix
Au Royaume-Uni, l'école veut prendre le contre-pied de la "manosphère". Alors que les discours misogynes se répandent dans les cours d'école à la faveur de porte-voix masculinistes de plus en plus visibles et audibles sur les réseaux sociaux, le gouvernement britannique a annoncé mardi 15 juillet la mise en place d'un programme scolaire obligatoire destiné à prévenir la propagation des discours de haine envers les femmes, mais aussi à accompagner les jeunes dans leur usage des contenus numériques, notamment ceux liés à la pornographie.
Ces enseignements seront obligatoires dans tous les établissements et intégrés au programme d'éducation aux relations, à la sexualité et à la santé (RSHE).
Il y a quelques mois, la discussion s'était ouverte dans les salles de classe autour de la culture "incel" (célibataires involontaires) dans le sillage de la série de tous les records "Adolescence", en tête des nominations pour les Emmy Awards 2025. Mais s'il ne s'agissait à l'époque que d'utiliser un "outil pédagogique", le Royaume-Uni fait aujourd'hui de la lutte contre la misogynie une priorité, pour "défier", selon la secrétaire d'État à l'Éducation, Bridget Phillipson, "les forces maléfiques présentes en ligne".
▪️ Manosphère : ensemble hétérogène de communautés en ligne (forums, blogs, réseaux sociaux) qui promeuvent une vision misogyne, antiféministe, et véhiculent l’idée selon laquelle le féminisme et l’égalité des sexes se seraient construits au détriment des droits des hommes. Parmi eux, les incels (célibataires involontaires), les Pick-up Artists (coach en séduction) ou encore les MGTOW (Men Going Their Own Way), partagent des codes renforçant des stéréotypes de genre, et pouvant contribuer à la radicalisation et à la violence contre les femmes.
▪️ Masculinisme : construite en opposition au féminisme, cette idéologie, souvent associée à des discours hostiles envers les femmes, proclame la supériorité masculine et défend une vision patriarcale de la société.
▪️ Incel : sous-culture de la manosphère regroupant majoritairement des hommes hétérosexuels qui revendiquent un célibat involontaire, alimentant un ressentiment envers les femmes et parfois un fantasme de violence à leur égard. Ils propagent un lexique spécifique et une idéologie misogyne et désespérée.
▪️ Deepfakes pornographiques : contenus pornographiques fabriqués à l’aide d’intelligence artificielle (IA), dans lesquels le visage ou le corps d’une personne est artificiellement inséré sur un corps d’acteur ou d'actrice. Ces contenus, souvent créés sans le consentement des personnes concernées, visent majoritairement des femmes (y compris des mineures ou des personnalités publiques) et relèvent de la violence sexuelle numérique.
Une "épidémie" de misogynie chez les jeunes ?
Assimilées à un virus, les "attitudes misogynes" atteignent, selon le gouvernement britannique, une "ampleur épidémique" à la fin du lycée.
Interrogés sur la semaine écoulée, plus de la moitié (54 %) des élèves britanniques de 11 à 19 ans sondés pour une enquête ont déclaré avoir été témoins de commentaires misogynes, selon les chiffres du ministère britannique de l'Éducation. Plus d'un tiers (37 %) ont également entendu des commentaires qui les ont inquiétés pour la sécurité des filles.
"Les garçons sont souvent exposés à des contenus misogynes nocifs et toxiques en ligne, ce qui peut avoir un impact sur leur comportement dans la vie réelle", déplore Margaret Mulholland, spécialiste des besoins éducatifs spéciaux et de l'inclusion à l'Association of School and College Leaders (ASCL), un syndicat britannique de chefs d'établissement scolaire, citée dans le communiqué du gouvernement.
"Comptant plus de 5,5 milliards d’internautes [dans le monde] – et quasiment autant d’utilisateurs des réseaux sociaux –, les espaces numériques occupent désormais une place centrale dans la manière dont nous apprenons et tissons des liens", rappelait en effet ONU Femmes en mai dernier, mettant en garde contre la misogyne en ligne.
"D’après la Movember Foundation, organisation de référence en matière de santé masculine, près de deux jeunes hommes sur trois sont régulièrement exposés à des contenus diffusés par des influenceurs de la masculinité sur Internet", rappelle ONU Femmes. "Les experts observent que la banalisation d’un discours extrême au sein de la manosphère contribue non seulement à banaliser la violence à l’égard des femmes et des filles, mais entretient également des liens de plus en plus étroits avec la radicalisation et les idéologies extrémistes."
Sur les réseaux sociaux pullulent des contenus de figures masculinistes assumées – le plus connu d'entre eux, Andrew Tate, est suivi par près de 11 millions de personnes sur X – ou, plus insidieux, d'autoproclamés "coachs" en masculinité ou en "business" dont les publications, vidéos et podcasts prétendument axés autour du développement personnel masculin encouragent en réalité des comportements toxiques, et incitent garçons et hommes à s’affirmer en dénigrant les femmes.
Sur les plateformes grand public desquelles a été "chassé" le "noyau dur" des masculinistes – aujourd'hui davantage actif sur Discord et Telegram –, on observe cependant "une dilution des grandes idées et grands principes de certaines communautés masculinistes dans des sphères adjacentes : musculation, développement personnel", analyse Louis Bachaud, sociologue spécialiste de la manosphère.
"On trouve des contenus qui ne sont pas à proprement parler des contenus masculinistes, mais qui reprennent deux ou trois figures ou clichés propres à cette idéologie sous une forme moins radicale et moins misogyne, et donc acceptée sur les grandes plateformes", poursuit-il. Des contenus qui se multiplient ainsi aisément sur YouTube ou sur TikTok, dont 22,3 % des utilisateurs britanniques ont entre 13 et 17 ans.
En outre, précise le chercheur, "on peut retrouver de la misogynie dans des discours conservateurs traditionnels, religieux, qui ne sont pas forcément masculinistes. Il est donc difficile de mesurer la pénétration de la radicalité en ligne."
La question plus large des réseaux sociaux
Le gouvernement britannique considérant explicitement l'ensemble de la culture numérique comme un terrain de radicalisation sexiste, les élèves du secondaire recevront ainsi également des cours pour apprendre à identifier les dangers des deepfakes (souvent à caractère sexuel), ou encore le lien entre pornographie et misogynie, en expliquant comment certains contenus normalisent des comportements violents ou non consentis, comme la strangulation.
"Plus généralement, la question est celle des réseaux sociaux et de l’accès des jeunes aux smartphones", estime Louis Bachaud. "Le Royaume-Uni fait un plan de lutte égalitaire contre la misogynie (mais aussi la LGBTphobie et la transphobie), et le fait que le gouvernement parle beaucoup de la pornographie montre qu’il cible plus généralement des jeunes garçons qui sont bombardés de contenus qui vont leur faire déconsidérer, objectifier les femmes."
"On ne peut pas extraire le sujet du masculinisme et de son influence sur les jeunes de cette question beaucoup plus large qui est : comment protéger les jeunes sur Internet et reprendre le contrôle sur ce que les parents ne contrôlent pas vraiment."
Louis Bachaud, sociologue
Selon une enquête menée en 2024 par Girlguiding au Royaume-Uni, plus d'une fille sur cinq (22 %) âgée de 7 à 10 ans a vu des "images grossières en ligne", contre 11 % trois ans auparavant. La même étude révélait que plus de la moitié des filles (59 % des 11-21 ans) craignaient que l’IA soit utilisée pour créer de fausses images d’elles en ligne.
Par ailleurs, en 2023, les chiffres du bureau du Commissaire à l'enfance estimaient que la moitié des enfants de 13 ans avaient déjà vu de la pornographie en ligne, 10 % dès 9 ans et 27 % à 11 ans.
Des chiffres qui placent la réforme du RSHE dans une réalité tangible : les jeunes sont exposés à du contenu potentiellement traumatisant avant même leur entrée au collège.
Or, estime la secrétaire d'État à l'Éducation, "il ne peut y avoir de mission plus fondamentale pour un gouvernement que de s'assurer que nos enfants grandissent pour devenir des adultes décents et respectueux".
Un positionnement adopté dans d'autres pays comme l'Australie, où le gouvernement fédéral a lancé dès 2023-24 le programme Consent and Respectful Relationships Education (CRRE) avec un financement de 77,6 millions de dollars australiens sur cinq ans (43,6 millions d'euros) pour améliorer les enseignements sur le consentement, le respect, les deepfakes et la misogynie dans les établissements primaires et secondaires.
Mais la démarche reste encore fragmentée par États et moins explicite que celle adoptée au Royaume-Uni, dont les orientations tout juste présentées précèdent une stratégie plus large de lutte contre la violence à l'égard des femmes et des filles – stratégie qui devrait être dévoilée à l'automne.