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Brésil : Lula et l’armée, entre guerre et paix

Au grand dam des supporters de Jair Bolsonaro qui ont récemment saccagé des lieux de pouvoir à Brasilia ou ceux qui, postés devant les casernes depuis deux mois, réclamaient une intervention militaire pour écarter Lula du pouvoir, c'est l'armée, qu'ils respectent, qui a fini par les déloger. Comment le coup de force raté des partisans de l'ex-président d'extrême droite va-t-il redessiner les rapports complexes entre Lula et l’armée ? Analyse.

C’est l’un des paradoxes de l’incroyable tentative de coup de force des "desesperados" du bolsonarisme. Juchés sur le toit du Congrès, ils déployaient, dimanche 8 janvier, des banderoles sur lesquelles ils exigeaient une intervention militaire pour chasser le "bandit" Lula du palais présidentiel. Mais quelques heures plus tard, ces mêmes militaires, qu’ils vénèrent, les ont appréhendés et remis aux policiers.

À leur immense stupéfaction, ceux qui se décrivent parfois comme "des gens de bien", interrogés et fouillés dans un gymnase, se sont vu traiter comme des délinquants. L’armée n’a pas répondu à leur appel et a choisi de rester fidèle au président Lula. Ce dernier, qui a qualifié les émeutiers de fascistes et de terroristes, a demandé à ce qu’ils soient sévèrement punis.

Après sa victoire étroite (50,9 %) au second tour de l’élection présidentielle, le 30 octobre 2022, Lula avait fait mine d’ignorer ces supporters de Jair Bolsonaro qui dénonçaient une supposée fraude électorale, bloquaient les routes et réclamaient à leur champion d’ordonner une intervention de l’armée pour annuler le résultat de l’élection.

Pendant les deux mois de transition avant son investiture le 1er janvier, il a multiplié les appels à la concorde nationale et à la réconciliation. "Le 1er janvier, Lula a dit que chacun avait le droit de défendre ses opinions et de s’organiser par tous les moyens que permet l’État de droit. C’était un message aux bolsonaristes pour leur dire qu’ils avaient le droit de manifester contre lui s’ils respectaient la Constitution. Une semaine plus tard, on est dans une autre situation" rappelle Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Iris et auteur d’une "Géopolitique de l’Amérique latine".

La stratégie d’apaisement de Lula en échec ?

Après sa victoire, celui qui a déjà occupé le poste de président (2003-2010) savait bien que réconcilier un Brésil fracturé en profondeur ne serait pas une mince affaire. Mais il ne s’attendait sans doute pas, une semaine à peine après son investiture, à devoir s’attaquer à l’un des problèmes les plus épineux de son mandat : se réconcilier avec une institution militaire qui a largement participer à l’exercice du pouvoir sous Jair Bolsonaro, tant à la tête de ministères qu’à des postes clés au sein des administrations et des entreprises publiques.

Pour mener cette mission a bien, Lula a choisi pour ministre de la Défense José Mucio, un vétéran de la politique brésilienne issu de la droite modérée. L’homme est considéré comme un fin négociateur qui ne froisse jamais personne. Sa nomination a été largement interprétée comme un geste de Lula pour rassurer les militaires.

"Lula a précisément choisi Mucio comme ministre de la Défense pour ne pas avoir à s’occuper de l’armée. Il lui semblait que c’était la bonne personne pour que ses relations avec les militaires restent sous les radars. Il voulait s’occuper d’économie et certainement pas des rapports entre le civil et le militaire durant les premiers mois de son mandat. Sa stratégie d’apaisement a été affaiblie car José Mucio a, semble-t-il, facilité et fait trop peu pour empêcher l’attaque des bolsonaristes" explique Oliver Stuenkel, politologue à la Fondation Getulio Vargas de Sao Paulo.

Dès le dimanche soir, Lula a demandé que les "vandales fascistes" qui ont saccagé et pillé le palais présidentiel, le Congrès et la Cour suprême sous l’œil de forces de police pour le moins complaisantes, paient pour leurs crimes, "jusqu’au dernier". Un discours combatif à mille lieues des discours d’apaisement et de réconciliation qu’il tenait depuis deux mois. L’ex-ouvrier métallo exige également que les militaires cessent de tolérer les campements de bolsonaristes devant les casernes, point de départ de leur folle chevauchée destructrice sur l’esplanade des Trois-Pouvoirs de Brasilia.

"Ces événements placent Lula dans une nouvelle dynamique. On est plus dans une phase d'ambiguïté. On entre dans une phase de clarification. Lula est en train d’affirmer son autorité sur les militaires. Depuis lundi, l’armée a effectivement commencé à démanteler les rassemblements de personnes qui prônent un coup d’État depuis des mois" affirme Gaspard Estrada, directeur de l'Observatoire politique de l'Amérique latine et des Caraïbes de Sciences-Po. “Si cela avait été un groupe de militants de gauche, ils n’auraient certainement pas pu camper devant des installations militaires pendant deux mois” ajoute Fabio de Sa e Silva, professeur à l’Université d'Oklahoma et ancien fonctionnaire du ministère de la justice brésilien.

Punir les bolsonaristes et envoyer un avertissement à l’armée

Vingt-quatre heures après le saccage du siège des institutions, Lula est cependant revenu à sa stratégie d’union nationale en organisant une marche rassemblant les juges de la Cour suprême, les présidents des deux chambres et les gouverneurs de tous bords politiques.

"La réponse de Lula, c’est de mobiliser tous les représentants du pouvoir civil. C’est comme cela qu’il montre aux militaires sa puissance qui ne se limite plus aujourd’hui aux 50,9 % qui ont voté pour lui, mais s'étend à toutes les institutions du fonctionnement républicain du Brésil qui sont soudées face à la menace émeutière" estime Christophe Ventura.

"Il va maintenir son discours de conciliation, il l’a fait devant les gouverneurs lundi soir, mais avec une clarification : désormais les putschistes qui demandent une intervention militaire seront traités comme de potentiels criminels. Là, je pense qu’il y a un changement de braquet sur le plan de sa relation avec les forces armées en affirmant l’autorité du civil sur le militaire" précise Gaspard Estrada.

Après le choc produit par l’invasion des lieux de pouvoir de la démocratie brésilienne par les ultras du bolsonarisme, l’armée est restée murée dans le silence semblant redevenir la “Grande Muette” qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. “Les généraux étaient devenus des commentateurs politiques, et maintenant on leur demande de ne plus s’exprimer. On attend de l’armée qu’elle revienne aux casernes. C’est pour cela que lors de la réunion avec tous les corps constitués et les gouverneurs, l’armée n’était pas conviée” explique Gaspard Estrada.

En effet, depuis 2018, la "Grande Muette" est devenue une grande bavarde au Brésil, quand le général Eduardo Villas Bôas, alors commandant en chef de l’armée, avait publié un tweet menaçant à destination de la Cour suprême si elle ne déclarait pas Lula inéligible à la présidentielle.

Du rôle de l’armée dans la jeune démocratie brésilienne

Cette semaine, Lula a finalement maintenu son ministre de la Défense et les généraux qu’il vient de nommer à la tête des armées, “mais il leur a fait clairement comprendre que la situation est insatisfaisante. Il réclame des résultats rapides avec l’arrestation des personnes qui ont participé au saccage des institutions à Brasilia. Il réclame plus de rigueur et de discipline à l’avenir pour mettre à l’écart tout acte anti démocratique” précise Gaspard Estrada.

Pour l'instant, une purge des forces armées pour réduire l’influence du bolsonarisme n’est pas à l’ordre du jour. Tout au long de la semaine, le président brésilien a montré qu’il resterait fidèle à sa méthode politique en maintenant le statu quo entre pouvoir civil et militaire.

“Cela va être très difficile pour Lula de 'débolsonariser' l’armée car les militaires veulent conserver leurs espaces de pouvoir. Sa stratégie d’apaisement conforte le pouvoir des militaires et leur statut dans la société. Or c'est le schéma que préfère Lula : arriver à concilier des acteurs différents voire très antagoniques. C’est ce qu’il essaie de faire pour pouvoir gouverner.” explique Christophe Ventura.

Un défi qui paraît plus délicat que jamais à l’heure où, selon un sondage, près d'un Brésilien sur cinq approuve l'invasion et le saccage des lieux de pouvoir qui se sont produits à Brasilia.

Entre Lula et l’armée, un vieux passif

Pour le politologue brésilien Eduardo Heleno, cité par le journal espagnol El Pais, l’objectif de maintenir sous contrôle l’institution militaire n’est pas suffisant. La modération de Lula et son art de concilier l’inconciliable pourrait se retourner contre lui. “Si le nouveau gouvernement de Lula ne riposte pas pour que les forces armées soient effectivement contrôlées par le pouvoir civil et les officiers légalistes, les casernes seront utilisées pour maintenir un climat de harcèlement politique" explique-t-il.

Depuis l’éviction de Dilma Rousseff en 2016, et plus encore avec l’élection en 2018 de Jair Bolsonaro, un ex-officier nostalgique de la dictature (1964-1985), l'armée brésilienne est effectivement revenue sur le devant de la scène en sortant de la discrétion qu’elle s'efforçait d’observer.

En 1985, les militaires n’ont pas eu à rendre de comptes devant la justice, ils sont revenus dans les casernes tout en imposant leur influence, notamment via la Police militaire, la plus importante force de sécurité au Brésil qui assure au quotidien le maintien de l’ordre, sous l'autorité des gouverneurs des États. Le retour à la démocratie s’est payé au prix de l’impunité, de l'oubli. 

Pour Oliver Stuenkuel, le retour en grâce des militaires qui s’est opéré avec l’ascension de Jair Bolsonaro est le produit des rapports complexes qu’entretiennent le civil et le militaire, “le Brésil n’ayant jamais porté un regard honnête sur la période de la dictature militaire en n’obligeant pas l’armée à présenter des excuses publiques ou à dire la vérité sur ce qui s’est produit à cette époque. Nous souffrons d’une transition excessivement harmonieuse (de la dictature à la démocratie, NDLR) qui n’a pas eu la volonté nécessaire de revenir sur le passé, comme en Argentine”.

Après l’invasion des lieux de pouvoir, le président brésilien veut à tout prix éviter un conflit avec l’institution militaire. Mais son histoire personnelle, comme celle du retour du Brésil à la démocratie il y a presque 40 ans, va lui rendre la tâche particulièrement difficile, lui qui, dans les années 70 et 80, fut emprisonné et poursuivi pour ses activités syndicales… par la junte militaire. Sans oublier qu’en 2018, le haut commandement de l'armée s'était prononcé publiquement en faveur de son incarcération.