
Les turbulences économiques qui secouent la Turquie et l'Argentine sont liées. Pour certains économistes, c'est le signe d'une future crise majeure des pays émergents.
Il n’y en avait pas eu depuis vingt ans. Les troubles économiques en Turquie et en Argentine ont ravivé les craintes d’une nouvelle crise des pays émergents, sur le modèle de celles en Amérique Latine en 1982 et en Asie en 1997. Cette fois, elle pourrait s’étendre à des pays comme l’Afrique du Sud, la Russie ou encore le Brésil.
En attendant, tous les regards sont tournés vers Ankara, qui cherche désespérément à stabiliser une monnaie qui a perdu plus de 40 % de sa valeur depuis le début de l’année, et Buenos Aires, qui a fait appel à Fonds monétaire internationale (FMI), mercredi 29 août, pour lui prêter de l’argent, tout en luttant contre une inflation galopante.
Prochain maillon faible
Pour les alarmistes, ce n’est qu’un début. Leur scénario repose sur un effet de contagion. Le foyer de la crise serait la Turquie, et l’Argentine “est la première victime de la dégringolade de la livre turque”, assure le quotidien britannique Financial Times.
“Les investisseurs cherchent le prochain maillon faible de la chaîne”, explique Anne-Laure Delatte, directrice adjointe du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales). Cette chaîne regroupe des pays émergents qui partagent des faiblesses économiques. La Turquie et l’Argentine sont dans ce cas de figure. Ces pays sont tous les deux fortement endettés en dollars et leur économie dépend des investissements étrangers.
Une situation acceptable tant que la conjoncture jouait en leur faveur. C’était le cas depuis 2008 : ils profitaient des faibles taux d’intérêt américains. Les investisseurs se sont détournés des États-Unis pour chercher des placements plus rémunérateurs dans des pays en développement où les taux d’intérêt étaient plus hauts. Des nations comme l’Argentine et la Turquie ont ainsi profité d’un afflux important d’argent. En parallèle, ils ont pu emprunter des dollars à un prix très bas pour financer leur économie.
Mais la Fed américaine a sonné la fin de la récréation en 2015, en commençant à faire remonter ses taux. L’élément déclencheur de la crise actuelle, “le choc exogène, c’est l’appréciation du dollar”, constate Anne-Laure Delatte. Petit à petit, le billet vert a remonté la pente, réduisant l’avantage des pays émergents comme l’Argentine et la Turquie. Les investisseurs ont de nouveau été attirés par les États-Unis au détriment des pays émergents. Surtout que la hausse du dollar rendait la dette turque et argentine, libellées en devise nord-américaine, de plus en plus difficile à rembourser.
Pessimistes vs. optimistes
La situation a d’abord dégénéré en Turquie à cause de l’instabilité politique. Le coup d’État raté de 2016, la reprise en main autoritaire du pays par le président Recep Tayyip Erdogan, et la crise diplomatique avec l’administration Trump au sujet de l’emprisonnement du pasteur américain ont achevé d’effrayer les investisseurs. “Le facteur politique est crucial, car les investisseurs aiment la transparence, la stabilité”, rappelle Anne-Laure Delatte.
L’effondrement de la livre turque a, ensuite, été la goutte qui a fait déborder le vase pour l’Argentine, qui se débattait déjà depuis plus d’un an avec son problème de dette et d’inflation. La décision du président argentin Mauricio Macri de demander l’aide financière du FMI et son incapacité à mettre un terme à la chute du peso vont-elles avoir le même effet déclencheur pour un autre pays émergent ?
L’Afrique du Sud serait, pour ceux qui craignent un effet de contagion, un candidat tout désigné. Le pays s’est fortement endetté en dollars et son économie dépend tout autant des fonds étrangers. Le rand donne d’ailleurs des signes inquiétants de fragilité. Début août, la devise sud-africaine a perdu près de 12 % de sa valeur face au dollar et les investisseurs se sont débarrassés de 2,5 milliards de dollars d’actifs sud-africains depuis janvier 2018.
Tous les économistes ne partagent pas ce pessimisme. Il n’y aurait pas de contagion à l’œuvre, selon Tidjiane Thiam, directeur général de Credit Suisse Group AG. “Ce n’est pas une question de crise des pays émergents, il y a simplement des pays bien gérés et d’autres qui le sont moins”, a-t-il assuré à Bloomberg, vendredi 31 août. Pour ce grand patron, certains États, comme la Turquie ou l’Argentine, ont des faiblesses structurelles qui les rendent vulnérables à des aléas comme la hausse des taux directeurs américains. Mais cela n’aurait rien à voir avec un mouvement généralisé de défiance envers les pays émergents.
Il y a, en effet, une différence importante avec les crises de 1982 ou 1997. Tous les pays émergents avaient alors des points communs qui faisaient que lorsque l’un d’eux montrait des faiblesses, il y avait une défiance envers tous. Dans les années 1980, ils avaient tous un très fort niveau d’endettement, et en 1997, la devise de tous les principaux pays asiatiques était indexée sur le dollar. Mais le bloc des émergents n’est plus, aujourd’hui, aussi homogène. Pour ces optimistes, la crise qui a débuté en Turquie ne va ainsi pas avoir l’effet dévastateur des turbulences des années 1980 et 1990. Au pire, elle devrait plonger quelques pays dans la crise. Et ça, c’est le scénario optimiste...