Vivre mieux, c’est le but que s’est toujours donné la médecine, qui n’a eu de cesse au cours de l'humanité de répondre aux maladies qui nous affaiblissent. Mais considérablement augmenter notre durée de vie, est-ce ce qu’il faut se souhaiter ?
BRUXELLES, Belgique. – Pour le transhumanisme, courant de pensée qui estime que nous détenons déjà des moyens technologiques pour augmenter l’homme aussi bien physiquement que moralement, il appartient à l'humanité d'améliorer son existence en développant ces outils. "En réalité, si dans plusieurs dizaines d’années, aucun changement significatif en terme de réduction de la douleur n’est observé, ce ne sera pas parce que l’humanité n’en est pas capable mais parce qu’elle a choisi de ne pas essayer", estime David Pearce, philosophe britannique transhumaniste que Mashable FR a rencontré à l’occasion de Transvision, un colloque international qui réunit à Bruxelles des penseurs transhumanistes du monde entier, du 9 au 11 novembre.
Nouvelles techniques de biotechnologie, implants bioniques, modification génétique... Les théoriciens du transhumanisme ont une vision utilitariste du progrès social. C’est aussi la conviction de Marc Roux, chercheur et porte-parole de l’association française transhumaniste, pour qui il est évident que "les technologies de l’extension radicale de la durée de vie portent les promesses d’une véritable amélioration de l’humanité".
Vieux fantasme de l’humanité, l’immortalité est pourtant loin de faire consensus. Car si l’idée de mourir est souvent source d’angoisse chez les uns, l’idée d’exister à tout jamais n’est pas moins effrayante chez d’autres. Débattre de la place de la mort, c’est aussi débattre de la place de la vie : un sondage de Psychologies magazine révèle ainsi que 61 % des interrogés "préfèrent s’en tenir à leur condition humaine". Une pourcentage qui monte à 71 % chez les plus de 60 ans, un peu comme si à mesure que l’on avance dans la vie, l’idée de partir s’acceptait plus naturellement.
Bien social, spectre d'un capitalisme désinhibé et morale
Sur le fond, pourquoi vivre plus longtemps demeure-t-il une idée si fascinante ? Pour avoir le temps de faire plus de choses de sa vie, d'expérimenter plus d'expériences et de passer davantage de temps avec ses proches, sans doute. Mais immortel, ne risquerait-on pas de finir par nous ennuyer ? Nous posons la question à David Pearce, en mettant en avant le fait que les guerres, le réchauffement climatique et la surpopulation pourraient faire de la surface de la Terre un lieu finalement hautement inhabitable. "Bien sûr, rien ne nous permet d’avoir la conviction absolue que l’immortalité est gage de bonheur. Mais ce n’est pas le débat", affirme-t-il. Pour celui qui a lui même adopté ce qu’il appelle "un lifestyle transhumaniste" en ayant recours à "des pilules pour augmenter ses capacités cognitives", le véritable levier de transformation sociale commence par "la lutte contre la souffrance, physique comme morale".
« Le transhumanisme porte la conviction que l'humanité ne devrait pas se contenter de son programme génétique. Supprimer la souffrance est un véritable projet de bien commun », estime David Pearce, philosophe britannique et co-fondateur de la World Transhumanist Association. pic.twitter.com/tQMzngeNoT
— Émilie Laystary (@laystary) 9 novembre 2017
"Le transhumanisme porte la conviction que l’humanité ne serait pas se contenter de son programme génétique", croit-il savoir, expliquant que nos technologies en pharmacologie, ingénierie génétique et neurochirurgie pourraient un jour nous permettre d’anesthésier la douleur mentale de la même façon qu’on anesthésie bien les corps lors d’opérations chirurgicales. À partir de là, "vivre plus longtemps sera forcément plus agréable". Surtout, à ceux que l’idée d’immortalité effraie, il rétorque que celle-ci demeure un choix. "On aurait tort de ne pas essayer", lance-t-il plein d'aplomb.
Eugénisme et dérives
Les détracteurs de cette idée technoprogressiste arguent que le propre de l'homme devrait plutôt se trouver dans la conservation des écosystèmes qui l'ont précédé. Vouloir tout modifier, n'est-ce pas la porte ouverte à des dérives ? Comment être certain de pouvoir rester dans les limites de la décence ? Comment ne pas craindre l'avènement d'une société à double vitesse, avec d'un côté les citoyens qui ont été augmentés et les autres, qui ont refusé ou qui n'ont pas pu faute de moyens ? Et si l'on peut contrôler les facultés de l'homme, où se situe la limite avec l'eugénisme ? Pour les libertaires de gauche prônant le transhumanisme, l'eugénisme n'est pas celui qu'on croit (et qu'on associe si souvent au nazisme), mais bien une façon de lisser les inégalités génétiques des hommes et donc atteindre un idéal d'égalité.
Immortel et augmenté donc, mais pas n’importe comment. "L’éternité, c’est long… Surtout vers la fin", s’amusait Franz Kafka. Mais pour les penseurs du transhumanisme, ce n’est pas long si c’est mieux. C’est notamment ce que défend Didier Coeurnelle dans son ouvrage "Et si on arrêtait de vieillir". À l’instar de ses pairs, le militant écologiste progressiste pense que maîtriser la mort pourrait permettre à l’humanité d’également la choisir. Selon lui, ce rêve d’immortalité n’est pas à résumer à une vieille expression de l’ego de l’homme. Vivre éternellement présente des avantages aussi bien individuels que collectifs.
"Rien ne nous permet d’avoir la conviction absolue que l’immortalité est gage de bonheur"
D’un point de vue subjectif, cela permettrait à chacun de combattre la dégradation du corps, qui amenuise tant nos facultés lorsque l’on vieillit ; de se voir offrir la possibilité d’observer les évolutions du monde autant qu’on le souhaite ; de diversifier alors sa participation à la société, et enfin, de décider de sa propre mort. D’un point de vue de la société, l’immortalité permettra aussi de "se libérer des religions en tant que théories proposant des réponses à l’angoisse existentielle" ; de mieux préserver la mémoire vécue des individus mais aussi de rendre le monde plus stable car "la perspective d’une vie plus longue rend plus difficile le choix de mettre la sienne ou celle des autres en danger". Économiquement, l’immortalité aurait également ses vertus : on dépenserait moins en traitement de maladies liées à la dégénérescence ; on pourrait alterner dans la vie des moments de travail et des moments de retraite, et surtout, on trouverait enfin une réponse à la fracture sociale face à la mort puisque les classes populaires pourraient enfin vivre aussi longtemps que les plus riches.
Laurent Alexandre, co-fondateur, dans les années 90, de Doctissimo.fr., est l'auteur d'un essai intitulé "La mort de la mort". Il s'intéresse aux bouleversements que va connaître l'humanité conjointement aux progrès de la science en biotechnologie :
Les objectifs font rêver. Mais comment y parvenir sans dérives ? Pour le philosophe Bernard Stiegler, qui s’apprête à donner une conférence intitulée "Le transhumanisme, vers une nouvelle barbarie algorithmique ?" (le 1er décembre, à l’université populaire d’Amiens), il faut se méfier de cette sophistication des moyens techniques (nanotechnologies, neurotechnologies) se substituant aux sens humains. Il appelle à se méfier du discours transhumaniste comme idéologie marketing visant à justifier tous les artifices techniques sans considération morale, le tout au service d’un capitalisme débridé.
Un argumentaire que l’on présente à David Pearce, qui ne cherche pas à le contrer : "Il a raison de mettre en garde contre les dérives. Le transhumanisme se résume à l’idée que l’homme dispose de moyens d’améliorer son existence. C’est une conviction qui ne dispense pas de bien réfléchir à la marche à suivre pour accéder à cette amélioration", conclut-il. D’ici à ce que l’immortalité soit généralisée et acceptée de tous, "on a encore le temps", s’amuse David Pearce. Car après tout, le transhumanisme est un courant de pensée, pas une tête pensante disposant d’une gouvernance. "Il y a différents transhumanistes, bien que tous partagent l’intuition que le monde des nouvelles technologies est vecteur de changement social."
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