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Au centre d'une interminable polémique, le groupe américain Netflix est parvenu à récolter les vivats de la presse grâce à "Okja", la brillante fable écolo de Bong Joon-ho qui concourt pour la Palme d'or. Ce n'était pourtant pas gagné.
La 70e édition anniversaire du Festival de Cannes s’annonçait plutôt bien jusqu’à ce qu’on fasse la connaissance d’un invité un peu encombrant : le portique de sécurité. État d’urgence oblige, les festivaliers sont dorénavant priés de passer au détecteur à métaux avant d’entrer en salle de projection. La procédure, digne d’un rituel d’aéroport, provoque de sérieux bouchons à l’entrée du Palais des festivals où, fait inédit, les projections commencent avec plusieurs minutes de retard (Cannes a la réputation d’être le festival le plus ponctuel du monde).
C’est donc avec l’impression d’embarquer pour un vol long-courrier que débute chaque séance. On s’installe à notre place (côté couloir, comme d’habitude), "PNC aux portes, armement des toboggans", on cherche l’écran au dos du siège qui nous fait face. Le noir se fait, le rideau s’ouvre. Mazette, mais c’est bien sûr ! Nous sommes au cinéma !
Oui, nous sommes au cinéma. Pour voir "Okja". N’en déplaise à Netflix qui, en tant que producteur-distributeur, sortira le film uniquement sur sa plateforme de streaming et non dans les salles françaises. C’est LA grosse affaire de cette édition 2017 (on en a déjà parlé). On s’y attendait donc : lorsque son logo apparaît à l’écran, le groupe américain se fait huer. Tranquillement, posément, sans se presser, presque pour la forme.
Seulement voilà, le film débute mais le tumulte continue. Il y a un problème. "Ce sont les exploitants de salles qui veulent pourrir la projection", croit savoir une spectatrice. Oui mais non. En fait, un problème technique empêche les spectateurs du balcon de voir l’écran dans sa totalité. La séance s’interrompt. Après quelques minutes d’intendance, le film reprend depuis le début. Netflix essuie de nouvelles huées. Pas de chance pour la plateforme américaine de vidéos en ligne qui, c’est le moins qu’on puisse le dire, est attendue au tournant.
Deux heures plus tard. Changement d’ambiance. Les applaudissements sont chaleureux. Oublié le "Netflixgate". "Okja" a remporté la mise. À ce stade de la compétition, la fable du Sud-Coréen Bong Joon-ho est le film qui a reçu l’accueil le plus enthousiaste de la part de la presse internationale. Et c’est bien mérité.
"Okja" est une remarquable satire écolo qui, sous ses dehors de divertissement grand public à la Pixar, ne barguigne pas à délivrer un message politique très rentre-dedans. Avec dans le rôle du méchant : un géant américain de l’agro-chimie dénommé Mirando. On admirera, au passage, la pudeur de gazelle de Bong Joon-ho qui, bien évidemment, pointe ici du doigt la multinationale Monsanto. Ou tout du moins ce qu’elle incarne : les OGM, la malbouffe, le lobbying, bref, l’agro-alimentaire le plus dévoyé (pour ceux qui se souviennent de "L’aile ou la cuisse", disons qu’à côté, l’entreprise Tricatel, c’est Oui-Oui à la ferme).
Mais avant de montrer ses dents, le film débute plutôt benoîtement dans le cadre idyllique des montagnes sud-coréennes. C’est là que Mija (Seo-Hyun Ahn), 14 ans, coule des jours heureux auprès de son grand-père et d'Okja, un "super cochon" au gabarit plus proche du Totoro de Miyazaki que du Porcinet de Disney. Depuis 10 ans, la jeune fille et l’animal vivent d’amitié et d’eau fraîche. Elle le nourrit, soigne ses petits bobos, s’endort sur son gros ventre : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Jusqu’à ce funeste jour où Mirando vient enlever Okja (opération désignée par cet exquis néologisme de "pignapping"). Et pousser Mija à partir ni une ni deux à sa recherche.
L’aventure commence sur les chapeaux de roue. À peine remis de la déchirante séparation, nous voilà conduits dans les rues de Séoul où la jeune fille se montre aussi déterminée qu’un Tom Cruise dans "Mission: Impossible". Mija défonce des portes vitrées, sème une cohorte de policiers empotés et grimpe sur le toit d’un camion filant à vive allure. Jamais, pourtant, les exploits de Mija ne virent au ridicule, Bong Joon-ho ayant ce talent d’adoucir, à la manière d’un Tom Cruise dans "Coktail", l’action hollywoodienne pure et dure avec des pointes d’acidité burlesque. Comme tout bon cinéma sud-coréen qui se respecte, les personnages sont, pour la plupart, d’une savoureuse bouffonnerie. Lucy Mirando, la pédégère de l’odieuse multinationale (Tilda Swinton) est un sommet de grotesque mégalomanie, au même titre que Jay, l’insaisissable activiste de la cause animale (Paul Dano), et que Dr. Johnny Wilcox, l’impayable animateur télé zoologue légèrement porté sur la bouteille (Jake Gyllenhaal, qui en fait des tonnes, seul bémol à cette partition parfaitement composée).
Au-delà de ses pitreries, "Okja" épate par son discours écologiste d’une incroyable modernité. Les groupe de défense des droits animaux qui, tels l’organisation L214 en France, mènent aujourd’hui des opérations coup de poing dans les abattoirs, ne renieront certainement pas le plaidoyer de Bong Joon-ho en faveur du végétarisme. Notamment cette scène, bouleversante, où l’on découvre sur une vidéo enregistrée clandestinement les mauvais traitements infligés au fidèle compagnon de la petite Mija. Par cette séquence très politique, Boon Jong-ho parvient à hisser l’antispécisme, cette doctrine qui refuse d’établir un rapport de supériorité entre l’homme et l’animal, au rang des questions morales prioritaires. Film brillant.