Il n'y a que des ersatz d'apostrophe et de guillemets, sur nos claviers. D'ailleurs, ce sont plutôt des imposteurs d'apostrophes et des guillemets qui mentent : autrement dit, des "impostrophes" et des "guillements". Pourquoi ?
On ne badine pas avec la typographie. Apostrophe, ce n'est pas seulement un morceau de Frank Zappa ou le nom d'une émission d'Antenne 2. C'est avant tout un signe de ponctuation et un diacritique dont une des caractéristiques est d'être courbe.
Courbe, vraiment ? Pourtant, les claviers informatiques que nous utilisons au quotidien, eux, ne respectent pas ce tracé de caractère. Quand on appuye sur la touche en question, une seule et unique option apparaît : l'apostrophe "droite", également appelée apostrophe dactylographique. Voyez ci-dessous : à gauche, l'apostrophe telle que nous devrions l'utiliser; à droite, l'apostrophe par défaut.
L’apostrophe, une virgule qui flotte dans les airs
Pourquoi cette hérésie à laquelle tout le secteur tertiaire pianotant tous les jours au fil de ses bureautiques tâches semble s'être paresseusement accoutumé ?
Reprenons dès le début. Au commencement, il y a l'élision. Ce mot qui ressemble à un nom de rougeur cutanée désigne la suppression de la voyelle devant les mots commençant par une voyelle ou un h muet, afin de faciliter la prononciation. Tout le monde préfère dire "l'abricot" plutôt que "le abricot", n'est-ce pas.
Donc. Pendant longtemps, l'élision était signifiée par le fait de coller l’article défini ("le", "la") dépourvu de sa voyelle finale au mot suivant. Autrement dit, au lieu de dire "le abricot", on disait "labricot". Eh oui. Tout collé – comme le confirme Jacques Drillon dans son "Traité de la ponctuation française".
Puis sont arrivés l’intelligentsia et les imprimeurs français du XVIe siècle. Ensemble, ils ont popularisé l’emploi de l’apostrophe, hérité du latin, pour signifier l’élision. Les choses étaient alors plutôt bien faites, puisque dans les fontes de caractères de l’époque, l’apostrophe ressemblait beaucoup à une virgule. Une virgule qui flotte dans les airs.
C’était aussi l’ère de l’impression au plomb : ainsi, avec les presses traditionnelles mises au point par Gutenberg, on se servait deux fois de la pièce de la virgule que l'on retournait alors pour imprimer les guillemets anglais qui ouvrent… et deux fois de l’apostrophe pour imprimer les guillemets anglais qui ferment.
En haut, les guillemets français en double-chevrons. En bas, les guillemets anglais.
U+0027, le caractère Unicode pour aller au plus simple
Mais tout ce beau folklore a cessé avec l’arrivée au XIXe siècle des machines à écrire, qui étaient limitées en place, puis des premiers codages de caractères informatiques. Pour simplifier la chose, un caractère unique a eu pour mission d’agréger apostrophe, guillemets anglais mais aussi prime, le signe que l’on utilise pour les coordonnées géographiques. "C’est sans doute dû au standard ASCII, hérité d'ingénieurs américains, qui, en 1967, ne connaissaient pas la distinction de ce signe avec celui de l'apostrophe", explique à Mashable FR le créateur de caractères Jean-Baptiste Levée.
Là où le bât blesse, c'est que les claviers informatiques que nous utilisons aujourd'hui sont largement hérités des claviers anglo-saxons.
"À l'époque, pour gagner de la place sur le clavier, les Américains avaient remplacés les deux signes 'Left quote' (guillemet ouvert) et 'right quote' (guillemet fermé) qui, en anglais, s'écrivent comme un virgule renversée et une apostrophe, par un signe unique appelé depuis peu 'apostrophe droite' voire 'chiure de mouche'", raconte à Mashable FR le spécialiste de typographie Jacques André. "Puis les codages informatiques ont par la suite confondu apostrophe courbe et droite", rappelle-t-il.
C’est la raison pour laquelle sur les claviers informatiques que nous utilisons en France, nos guillemets français en double-chevrons (les « ») n’ont pas droit de cité, bien qu'ils restent accessibles via des manœuvres de touches sur lesquelles il faut appuyer simultanément, à moins d'avoir au préalable configurer les caractères spéciaux. Mais c’est aussi pour cela que les capitales accentuées ne sont pas facilitées "et qu’on en a déduit cette ineptie selon laquelle les capitales ne devraient pas s’accentuer", poursuit Jean-Baptiste Levée.
Heureusement, le ministère de la Culture et de la Communication a commandé à l'Association française de normalisation un clavier plus adapté à notre langue. En attendant, une solution existe déjà : si les impostrophes et les guillements vous agacent au plus haut point, sachez que la communauté Bépo a mis au point un clavier francophone conçu pour faciliter la saisie des alphabets latin. Vous pourrez alors pianoter de rage afin d'apostropher (... pardon) la Terre entière sur les blasphèmes et sacrilèges qui sont chaque jour faits dans le paysage visuel. Y compris sur Mashable FR, dont la rédaction sollicite par ailleurs votre bienveillance en vous offrant ce délicieux poème de Maurice Carème.
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