logo

Grande Guerre : les objecteurs de conscience, ces Britanniques qui ne voulaient pas tuer

Il y a 100 ans, des millions de soldats étaient mobilisés en Europe sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Au Royaume-Uni, des hommes ont refusé de prendre les armes au nom de valeurs morales ou religieuses.

Il y a un siècle, le Royaume-Uni se retrouve face à un dilemme. Plongé depuis près de deux ans dans une guerre sanglante, le pays, où le service militaire n'existe pas, a réussi à mobiliser plus de 2,5 millions d’hommes. Mais au fil des mois, les recrutements se font de plus en plus difficiles. En début d’année 1916, le Parlement se voit contraint d’instaurer la conscription pour les hommes non mariés âgés de 18 à 41 ans.

Cette loi appelée le "Military Service Act" prévoit cependant une exemption pour ceux qui, au nom de certaines valeurs, refusent d’endosser l’uniforme et de porter une arme. Ils sont appelés les objecteurs de conscience. Le Royaume-Uni est l'une des toutes premières nations dotées d'une armée conséquente à les reconnaître. "Il y avait deux raisons principales pour ne pas vouloir se soumettre à la conscription : des convictions religieuses ou politiques. Par exemple, les objecteurs de conscience religieux étaient principalement des chrétiens qui pensaient que tuer allait à l’encontre des enseignements du Christ", explique Cyril Pearce, chercheur à l’Université de Leeds, qui a recensé près de 18 000 cas d’objecteurs de conscience au Royaume-Uni durant la Première Guerre mondiale.

Mais pour faire entendre leur voix, ces hommes doivent passer devant des tribunaux spéciaux d’exemptions. La plupart se montrent peu compréhensifs envers ceux qui ne veulent pas rejoindre le front. "La grande majorité essayait de leur faire changer d’avis en faisant appel à leur patriotisme ou à la menace d’une invasion allemande. Quelques uns de ces tribunaux considéraient les objecteurs de conscience comme des illettrés stupides et ne comprenaient pas leur démarche. C’était spécialement le cas pour les 'politiques' socialistes ou anarchistes", précise Cyril Pearce.

Sur son site Internet, l’Imperial War Museum de Londres a publié quelques témoignages de ces objecteurs de conscience. Eric Dott, un jeune Écossais, raconte sa comparution devant le tribunal : "Ils avaient plusieurs questions qui revenaient souvent. L’une de leurs favorites étaient : 'Que feriez-vous si votre sœur était menacée de viol par un soldat allemand ?'. […] Je leur ai répondu que je ne savais pas ce que je ferais mais que cela n’avait aucun rapport avec le contexte présent. Ce que je faisais était seulement une protestation contre la guerre car elle n’était pas juste".

Condamnés aux travaux forcés?

Ces motivations ne trouvent pas vraiment d’écho auprès des juges. À l'image de celle de Eric Dott, la grande majorité des exemptions sont refusées par les tribunaux. Les objecteurs de conscience sont alors forcés de rejoindre l’armée. Comme le décrit Cyril Pearce, sur le front, ils peuvent choisir d’intégrer une unité non-combattante : "Par exemple, 600 d'entre eux ont servi en France à l’arrière, dans des dépôts ferroviaires, des ports ou des carrières". Mais pour ceux qui n’acceptent toujours pas d’obéir aux militaires, la sanction est la cour-martiale: "La première sentence était souvent de 112 jours de travaux forcés. S’ils refusaient toujours de se soumettre, cela se transformait en deux ans".

En prison, les conditions sont particulièrement pénibles. Les hommes condamnés aux travaux forcés sont placés à l'isolement durant les premières semaines. "Ce dont je me rappelle des premiers jours dans ma petite cellule, c’est que tout était calme. Je devais coudre des sacs postaux. J’entendais juste le clic du judas sur la porte et je voyais un œil. Il n’y avait pas de poignée à l’intérieur. Je ne pouvais pas l’ouvrir. J’étais enfermé", a raconté dans les années 1970 à l’Imperial War Museum, Donald Grant, qui était à l'époque étudiant.

Une tradition différente en France

En France, à la même époque, comme dans la plupart des pays européens, l’objection de conscience n’existe pas. Avant l’entrée en guerre, des voix comme celle de Jean Jaurès ont bien dénoncé le péril d’un conflit européen, mais après la mobilisation, la grande majorité des français s'est rangée autour de l’Union sacrée. Pour Yves Santamaria, maître de conférences à l’Institut politiques de Grenoble et spécialiste de l’histoire du pacifisme, ces deux réalités s’expliquent par des différences culturelles. "En Grande-Bretagne, l’objection de conscience est très liée à une tradition de dissidence religieuse alors qu’en France les églises sont plus centralisées que ce soit chez les catholiques ou les protestants", estime-t-il. "D’autre part, la situation est différente pour les deux pays. En France, l’ennemi est sur le sol. C’est plus facile pour les Britanniques de courir le risque d’aller en prison ou d’être méprisé par ses concitoyens quand la survie de la nation n’est pas réellement en danger". Ce n'est qu'après la guerre que des objecteurs de conscience français commencent à se faire entendre, mais il faudra attendre 1963 pour que leur statut soit reconnu par les autorités françaises.

En Grande-Bretagne après l’armistice, le retour à la paix n’a pas été simple pour ceux qui avaient refusé de prendre les armes. "Quelques uns ont eu des difficultés pour retrouver leur travail ou pour retourner chez eux", raconte Cyril Pearce. "Durant les années 1920 et 1930, beaucoup d’entre eux sont restés très actifs dans le monde politique, tout spécialement au sein du Parti travailliste. Ils ont continué de se battre pour la paix et le désarmement".

En 1994, 80 ans après le début de la Grande Guerre, un monument pour rendre hommage à leur combat a été érigé dans un parc de Londres. Pour Cyril Pearce, il est toujours important de saluer leur exemple : "Il faut se souvenir d’eux pour comprendre que la guerre n’était pas populaire auprès de tout le monde et pour ne pas oublier que certains étaient prêt à risquer l’emprisonnement – et même la mort – pour résister au pouvoir d’un État en temps de guerre".