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RSF a officiellement lancé mardi une initiative nationale qui demande aux responsables religieux de signer la Proclamation sur la liberté d'expression. Son secrétaire général Christophe Deloire a répondu aux questions de France 24.

Le secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), Christophe Deloire, avait annoncé, dimanche 11 janvier, au soir des grandes manifestations qui avaient suivi les attaques terroristes contre "Charlie Hebdo" et un supermarché casher parisien, qu’il souhaitait demander aux responsables religieux de France de signer une charte proclamant la liberté d'expression, y compris le droit au blasphème. Un peu moins d’un mois plus tard, RSF a officiellement lancé, mardi 3 février, son initiative nationale. Le texte rédigé par l’association précise que "nul ne peut imposer son sacré à autrui" et que "chacun est libre d’exprimer des critiques, même irrévérencieuses, envers tout système de pensée politique, philosophique ou religieux".

Cette initiative a reçu le soutien de Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, et d’un comité de personnalités. Côté religieux, le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, par ailleurs président du Conseil français du culte musulman (CFCM), a signé la proclamation, tandis que le président de la Fédération protestante, François Clavairoly, a annoncé qu’il ferait de même. La présidente de l’Union bouddhiste de France, Marie-Stella Boussemart, évoque son soutien à titre personnel. Le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, fait savoir, quant à lui, qu’il est absolument d’accord sur le principe, qu’il ne saurait y avoir de "oui mais" à la liberté d’expression, mais préfère attendre la prochaine Conférence des responsables de culte en France (CFCR) pour se prononcer officiellement. En revanche, comme le reconnaît Christophe Deloire lors de l'entretien qu'il a accordé à France 24, convaincre les responsables catholiques s'annonce plus ardu.

France 24 : Pourquoi lancer une telle initiative ?

Christophe Deloire : Après la tragédie "Charlie Hebdo", je me suis dit qu’il fallait faire en sorte que soit retirée aux fous furieux toute argumentation fallacieuse et que soit combattues en France les idéologies qui entendent restreindre la liberté d’expression. Plus largement, depuis la sortie du numéro "Tout est pardonné" de "Charlie Hebdo", on a perçu qu’il y avait des États, des idéologies, des individus qui entendent, au motif de la sensibilité des uns ou des autres, des convictions des uns ou des autres, rajouter dans les cénacles internationaux une notion de diffamation des religions, et à d’autres endroits, restreindre la liberté de chacun à s’exprimer librement sur les systèmes de pensée politique, philosophique ou religieux. Or la notion de blasphème, la notion de sacrilège, sont extrêmement dangereuses pour la liberté d’expression et la liberté d’information. Car si on restreint la liberté d’expression sur un système de pensée au nom des blessures infligées à ceux qui y croient, alors il faut le faire sur les autres systèmes de pensée et pas seulement sur les systèmes de pensée religieux. Untel peut être blessé par des critiques qui sont faites sur sa vision du monde donc, suivant cette logique, il faudrait aussi le faire sur le système de pensée politique. Ce serait la fin du débat public.

N’est-ce pas un peu utopique d’imaginer que tous les responsables religieux de France vont souscrire à votre charte ?

En tout cas, ce n’est pas utopique que de vouloir faire quelque chose. La liberté d’expression, c’est une liberté réciproque. Si je la veux pour moi, je la veux pour autrui. Elle vaut pour tout le monde et c’est cohérent. C’est important de se battre pour ça. Il y a une forme d’envie de faire avancer les choses en allant loin et c’est pour ça qu’on ne se contente pas de demander aux hauts responsables des cultes en France de bien vouloir signer cette charte. Nous allons aussi sur le terrain pour demander à tous les responsables des lieux de culte de signer ce texte, qui est un texte apaisant et qui n’est pas hostile aux religions. Au contraire, cette opération vise à énoncer le lien étroit entre liberté d’expression et liberté de religion. Et grâce au soutien des plus hauts responsables religieux, elle vise aussi à exercer une forme de pression sur la minorité des responsables religieux qui tient des propos ambigus sur le sujet.

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On a toutefois entendu de nombreux "Je ne suis pas Charlie". Le blasphème ne passe pas pour tout le monde.

On a le droit de ne pas être "Charlie". Je suis un défenseur des libertés, je ne suis pas là pour dicter une quelconque ligne éditoriale ou une quelconque opinion. En revanche, il y a une très grande clarté juridique en France qui est très cohérente, c’est le fait qu’il y a des infractions liées à des exceptions sur la liberté d’expression en cas d’attaque sur des personnes, qui sont l’injure, la diffamation, l’incitation à la haine. À l’inverse, la critique des systèmes de pensée, même de façon très irrévérencieuse, est libre. Et c’est extrêmement important de défendre ce droit.

Le pape François a récemment déclaré qu’il devait y avoir des limites à la liberté d’expression. Sa prise de position ne vous rend pas service.

Les déclarations du pape montrent que ce n’est pas évident pour tout le monde. Elles montrent aussi l’importance d’une initiative comme la nôtre parce que si on accepte l’idée qu’on mérite un coup de poing parce qu’on offense les sentiments de quelqu’un sur sa foi, sa croyance politique, sa croyance philosophique, et pourquoi pas son crédo économique, c’est extrêmement grave pour le débat public et c’est le début d’un engrenage que nous refusons. Trois responsables de six instances religieuses ont d’ores et déjà donné leur soutien, en plus du Grand Rabbin de France qui nous soutient sur le principe. Donc qu’il y ait des réticences, c’est possible, mais ça légitimise encore plus notre démarche.

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Comment allez-vous vous y prendre, concrètement, pour obtenir les signatures des responsables religieux ? Et avez-vous une estimation du nombre de responsables que cela représente ?

C’est quelque chose de très compliqué à savoir car il n’y a pas de fichiers, mais on doit être autour de 10 000 personnes toutes religions confondues. C’est un travail de longue haleine qui ne sera pas terminé en une semaine, mais c’est une initiative qui en vaut la peine. On va d’abord faire un appel par voie de presse aux responsables religieux à venir signer spontanément la charte sur notre site. Ensuite on va collecter des coordonnées et les sensibiliser grâce à l’aide de correspondants régionaux qui feront partie d’un réseau qu’on est en train de structurer. On va mettre en place une structure d’une dizaine de personnes pour aller chercher ça, en descendant les échelons petit à petit dans la hiérarchie religieuse. Après, lorsque nous tomberons sur un responsable qui nous dit non, ça dira quelque chose. On verra qu’il y a un travail à faire.

Y aura-t-il des rapports d’étape ? Un bilan annuel de votre initiative ?

Oui, on se donne des objectifs : on veut recueillir le maximum de signatures avant le 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse créée par RSF en 1992, avant d’être endossée par l’Assemblée générale des Nations Unies l’année suivante.

Beaucoup de croyants, notamment chez les jeunes, ne fréquentent plus les lieux de culte. Ne faut-il donc pas mener en parallèle des initiatives avec l’Éducation nationale ?

RSF a fait des préconisations aux centres d’éducation aux médias du ministère de l’Éducation nationale. J’ai participé à une réunion avec la ministre et on a réunion cette semaine avec le Clémi (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information), qui prépare la semaine de la presse à l’école, pour voir ce qu’on peut faire avec eux. Il y a des pistes qui existent.