, envoyée spéciale à Alger (Algérie) – Alors que la réélection d’Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’Algérie pour un quatrième mandat est presque acquise, le politologue Mohamed Chafik Mesbah met en garde contre le risque "d’implosion" après le 17 avril.
Âgé de 77 ans et victime en avril 2013 d'un AVC, qui a nécessité près de trois mois d'hospitalisation en France, le président sortant Abdelaziz Bouteflika, même s’il suscite de nombreux doutes quant à sa capacité à diriger le pays, est d’ores et déjà assuré d’une victoire à la Pyrrhus. Alors que l’abstention devrait atteindre des records le 17 avril, l'officier retraité de l’armée algérienne devenu politologue, Mohamed Chafik Mesbah*, estime que le scrutin pourrait déboucher sur une forte période d’instabilité politique, avec un risque de soulèvement populaire. Entretien.
France 24 - La candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat est-elle la candidature de trop ?
Mohamed Chafik Mesbah - Le mandat de trop, c’était déjà le troisième. Le quatrième est celui de la stupidité. Abdelaziz Bouteflika est-il réellement aux commandes ou est-ce son frère Saïd, et d'autres autour de lui, qui veulent perpétuer le statu quo ? La logique lui commande de se retirer dans la dignité et de se consacrer à sa guérison. Il y a un acharnement pathologique qui risque de conduire à une issue dramatique.
Qu'entendez-vous par issue dramatique ? Y-a-t-il un risque d'instabilité en Algérie ?
Il y a un état d’exaspération qui touche l’ensemble de la société, notamment les laissés-pour-compte. L'enjeu n'est pas tant le scrutin du 17 avril mais la période qui viendra après. Les pouvoirs publics qui pratiquent volontiers la méthode Coué sont prisonniers d'un état d'esprit qui frise l’aveuglement. Ils estiment qu'il n'existe aucun problème alors que la situation est, de toutes parts, explosive.
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Faut-il craindre une abstention massive le 17 avril ?
Il faut s'attendre à un taux d'abstention record. Le taux de participation avoisinera au mieux les 10 %. Les salles où se déroulent les meetings de la campagne de M. Abdelaziz Bouteflika sont souvent à moitié vides, de nombreux meetings ont même été annulés. Bien entendu, les scores qui seront annoncés n’auront rien à voir avec la réalité du scrutin. Les résultats sont connus depuis l'annonce de la candidature à un quatrième mandat. C'est si évident que le refus de l’Union européenne d'envoyer des observateurs [Bruxelles a expliqué que les autorités algériennes n'avaient pas respecté le délai suffisant pour faire leur demande, NDLR] pour cette élection présidentielle arrange plutôt les pouvoirs publics : ils pourront frauder en vase clos.
La communauté internationale pourrait-elle hausser le ton en cas de contestation des résultats du vote ?
Même si l’Union européenne a refusé d’être présente lors des opérations de vote, il ne faut pas s'attendre à une réaction marquée de sa part. Qu'elle ne soit pas présente signifie juste qu'"elle se lave les mains" du scrutin. Les États-Unis, très pragmatiques, ne sont pas non plus focalisés sur l'élection. Ils sont surtout préoccupés par la capacité de l'Algérie à jouer un rôle dans un système de sécurité régional, qui a pour objectif d’assurer la sécurité du Sahel et de prévenir une plus grande instabilité dans les pays du Maghreb. L'interlocuteur privilégié des États-Unis en Algérie n'est ni la présidence, ni le ministère des Affaires étrangères, mais les services de renseignement algériens et l’armée. En revanche, si le résultat tronqué de l’élection devait conduire à une aggravation de la situation en Algérie avec un risque majeur d’implosion du pays, la communauté internationale, je veux dire occidentale, sera sommée de réagir.
Comment définissez-vous la politique algérienne de la France ?
Comment ne pas être surpris par l’apparente indolence des autorités françaises face à la situation qui prévaut en Algérie ? La France s’intéresse à l’Algérie uniquement pour ses marchés mais il y a bien des aspects stratégiques plus déterminants qu'elle semble ne pas percevoir. La situation actuelle en Algérie est une bombe à retardement à proximité immédiate du territoire français, en termes géographiques comme en termes de présence et de flux humains. Ce n'est pas une menace virtuelle. Il n’existe pas de démarche stratégique française vis-à-vis de l’Algérie. Cette carence, la France en paiera le prix demain. Si un pouvoir légitime accédait au pouvoir en Algérie, il dénoncerait forcement toutes les facilités militaires et commerciales accordées à la France par M. Abdelaziz Bouteflika.
Même si les autorités s'en défendent, la création d'un poste de vice-président vous semble-t-elle probable?
Sur le principe, la démarche s'imposera fatalement. La situation actuelle en Algérie renvoie à la période où en Russie, l'ancien président Boris Eltsine, malade et vieillissant, affaibli et empêtré dans de graves affaires de corruption, voulait passer la main en s'entourant de toutes les garanties nécessaires pour assurer l'impunité de sa famille. Il a trouvé Vladimir Poutine pour lui succéder et assurer son impunité.
M.Abdelaziz Bouteflika est en quête d’un Poutine à deux têtes. Celui qui devra gérer de manière autoritariste la société et les appareils de l’État, c’est Ahmed Ouyahia, actuellement directeur de cabinet du président Bouteflika. Calculateur, Bouteflika a compris par ailleurs qu’une société arabe ne pouvait occulter le courant islamiste. Allié au courant nationaliste, la mouvance islamiste peut dégager une majorité susceptible de gouverner dans la durée. Pour réaliser cette conjonction, l'actuel président de la République considère que M. Abdelaziz Belkhadem, conseiller spécial à la présidence, est la personne idoine.
Faut-il craindre un retour des islamistes sur le devant de la scène?
L’éradication de la menace islamiste est une chanson éculée. En Algérie, le champ politique ne pourra jamais être organisé de manière durable sans la présence d’un courant islamiste, qui devra cependant faire sa mue. Il devra rejeter la violence comme moyen d’action politique et affirmer son engagement à œuvrer pour l’instauration d’un État civil non un État théocratique. Le Front islamique du salut devra comprendre également qu'il ne peut réclamer, comme il continue de le faire, le jugement des chefs militaires qui ont interrompu le processus électoral en 1992. L’ex-FIS n'est plus seul présent sur le terrain. Les salafistes, qui sont implantés dans la société et qui ne cherchent pas la confrontation directe avec les autorités agissent sur le long terme, notamment à travers des activités de bienfaisance au profit des couches sociales défavorisées. À terme, ils auront pris la société entre leurs mains, comme le Hamas dans les territoires palestiniens.
*Mohamed Chafik Mesbah a publié "Problématique Algérie", aux éditions Le soir d'Algérie