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"Avec 'La Marche', nous voulons remettre l'Histoire à jour"

Trente ans après avoir fait la une des journaux, la "Marche des Beurs" est l’objet d’un film qui fait largement écho à l’actualité d’aujourd’hui. Rencontre avec le réalisateur Nabil Ben Yadir et les deux comédiens Tewfik Jallab et Olivier Gourmet.

Le 3 décembre 1983, quelque 100 000 personnes de toutes origines défilent dans les rues de Paris afin de dénoncer le racisme, réclamer davantage de droits pour les étrangers mais aussi donner un visage à cette France multicolore que nombre de ses citoyens n’osent encore reconnaître.

Cette manifestation pacifique, largement relayée par les médias, marque en fait la dernière étape d’une marche entamée quelques semaines plus tôt par une poignée de jeunes d’origine étrangère dans un quartier de Marseille où un garçon de 13 ans a été victime d’un meurtre raciste. À l’initiative de cette entreprise inspirée par les préceptes de Martin Luther King et Gandhi : Toumi Djaïdja, un jeune de la banlieue lyonnaise des Minguettes, et Christian Delorme, le prêtre du quartier, qui souhaitent engager un mouvement non violent en faveur de l’égalité alors que la France est le théâtre de plus en plus fréquent de crimes racistes.

Trente ans après ce que la presse appela alors la "Marche des Beurs", le réalisateur belge Nabil Ben Yadir revient sur cette aventure considérée comme le point de départ de la lutte antiraciste dans l’Hexagone. Plus qu’un témoignage d’une époque qui serait révolue, "La Marche"* sonne comme un rappel dans un pays où les langues racistes semblent de nouveau se délier. Interview commune avec le cinéaste et deux des principaux acteurs du film, le jeune Tewfik Jallab et le Belge Olivier Gourmet.

FRANCE 24 : Quand avez-vous pris connaissance pour la première fois de cette "Marche pour l’égalité et contre le racisme" ?

Nabil Ben Yadir : Je vivais en Belgique et n’avais que 4 ans à l’époque. J’avais des souvenirs du rassemblement à Bastille et à Montparnasse, mais j’ai su plus tard qu’il s’agissait à l’origine d’une marche. Alors, quand j’ai découvert la véritable histoire de ces jeunes, je me suis dit : "Mais il faut en faire un film, les gars ! C’est une histoire cinématographiquement extraordinaire ! Ils partirent à 10 et arrivèrent 100 000, c’est du Corneille !" Curieux que je suis, je m’en voulais de ne pas connaître cette histoire. Comment se fait-il que je sois passé à côté ! En même temps, cela fait 30 ans que les gens passent à côté.

Tewfik Jallab : Pour ma part, j’ai appris l’existence de cette marche lorsque j’ai reçu le scénario, et, pour moi, cela a été une révélation. Ensuite, je me suis documenté en regardant des images d’archives. Puis, j’ai rencontré Toumi Djaïdja à Lyon, au quartier des Minguettes, pour préparer le rôle, pour m’imbiber de sa personnalité et de l’endroit où les événements ont eu lieu. Cela a été une rencontre incroyable, mais j’ai pensé : "Voilà, je connais l’histoire de Malcolm X et de Nelson Mandela par cœur et, lui, je ne le connais pas. C’est dommage de ne pas l’avoir rencontré plus tôt, que la France ne l’ait pas rencontré plus tôt."

Réaliser ou jouer dans "La Marche" est-il, pour vous, un moyen de lutter contre l’oubli, d’accomplir un devoir de mémoire ?

Olivier Gourmet : J’ose le dire : "La Marche" est un film d’intérêt public. Certes, il ne va pas changer la face du monde, mais si à travers lui on parvient à sensibiliser ne serait-ce que deux personnes, quelque chose aura alors été accompli, un mouvement aura été amorcé. Le film ne dispense pas une leçon de morale mais essaie d’être proche de ces marcheurs, de leur mouvement, de leur discours, qui est un message d’amour, mais aussi une demande d’amour lancée à la France.

N. B. Y. : J’ai souhaité faire un rappel de l’Histoire et rendre à Toumi ce qui appartient à Toumi. Mais, pour moi, le moteur principal reste le cinéma. Si l’histoire originelle ne tenait pas, si elle n’était pas cinématographique, on n’en aurait pas fait un film mais un documentaire. Le cinéma est une caisse de résonnance magnifique, ce que les Américains ont compris depuis des années, au-delà du fait que ce soit une grosse industrie.

T. J. : C’est l’une des raisons pour lesquelles nous faisons ce métier de comédien : évoquer des sujets forts, faire passer des messages et remettre l’histoire à jour. J’ai envie que la "Marche" soit inscrite noir sur blanc dans les manuels scolaires, qu’elle fasse partie de l’enseignement. Mais mon métier consiste aussi à distraire les gens. Le film n’est pas uniquement basé sur cette lutte pour l’égalité. Je le vois également comme un road movie dans les années 1980. Avec ce film, nous essayons, et je crois que le pari est réussi, de rendre hommage aux marcheurs, de parler de cette jeunesse des années 1980 un peu utopiste qui luttait pour l’égalité avec une forme de naïveté. Il faut qu’on montre aux jeunes que Tony Montana n’est pas le seul exemple.

"La Marche" sort également dans un contexte où, en France, la parole raciste semble de nouveau se libérer. Le film peut-il inciter des jeunes aujourd’hui victimes de racisme à entreprendre ce même genre de démarche ?

N. B. Y. : Est-ce que je pense qu’on devrait marcher encore en 2013 ? Oui. Parce que la lutte pour l’égalité et contre le racisme est un chantier permanent. En même temps, on ne peut pas résumer la France à des unes de magazines dont je tairais le nom ici pour ne pas leur faire de publicité. Je n’y reconnais pas la France que j’ai parcourue durant le tournage. Le problème, c’est qu’on met davantage en lumière ceux qui crient que ceux qui parlent. La France qui accepte cette France multicolore et multiculturelle n’est pas assez sensationnelle pour qu’on la montre dans les journaux télévisés. Celui qui véhicule un message de paix s’inscrit moins dans le sensationnalisme que celui qui hurle à la haine. Des Christian Delorme il y en a aujourd’hui, il faut simplement leur donner la parole, leur tendre un micro.

O. G. : Nous ne partageons pas tous le même diagnostic sur la question du racisme en France. Jamel [Debouzze, qui joue dans le film], par exemple, pense qu’il y en a moins qu’il y a 30 ans. Oui, on dénombre moins d’actes de violence - nous n’en sommes pas à "l’été meurtrier" de 1983 où un crime raciste était commis tous les deux jours -, mais je pense que le retour du nationalisme et les élans communautaires favorisent le racisme. Le film le montre : à l’époque de la Marche, il n’existait pas ou peu de clivage religieux. On sortait encore de 1968, il y avait encore un élan, des cheveux longs et des idéaux. Aujourd’hui, ce serait peut-être plus compliqué de rassembler catholiques et musulmans au sein d’un même mouvement.

Tewfik Jallab, après "Né quelque part", qui raconte les mésaventures d’un jeune Français dans le village algérien dont sont originaires ses parents, et aujourd’hui "La Marche", ne craignez-vous qu’on vous abonne à ces films abordant les questions sociétales et identitaires ?

T. J. : Si je peux toujours faire un film qui évoque des démarches positives, qui retrace le combat d’une génération en faveur de droits dont nous jouissons aujourd’hui, je le ferai. Mais je cherche autre chose aussi. En jouant dans "Indigènes", Jamel Debbouze met en lumière la condition des tirailleurs lors de la Seconde Guerre mondiale, mais divertit également les gens avec Astérix ou le Marsupilami. C’est la manière dont je vois mon métier : toujours lier les deux. J’aimerais bien tourner, par exemple, pour un film de cape et d’épée ou de science-fiction. "La Marche", d’ailleurs, relève un peu de la science-fiction. Marcher de Marseille à Paris dans le froid pour lutter contre le racisme, quand on lit le scénario, on se dit : "Mais, ce n’est pas possible, ils ont vraiment fait ça !"

* "La Marche", de Nabil Ben Yadir, avec Lubna Azabal, M’Barek Belkouk, Nader Boussandel, Jamel Debbouze, Olivier Gourmet, Hafsia Herzi, Tewfik Jallab, Charlotte Le Bon, Vincent Rottiers...