
Sept jours après les meurtres de Kevin et Sofiane, tués à Échirolles, dans la banlieue de Grenoble, une habitante du quartier, qui a été témoin de la tuerie, revient pour FRANCE 24 sur cette bouleversante soirée.
Elle n’a pas dormi les premières nuits. Elle n’a pas pu. C’était encore trop douloureux. Marie*, 58 ans, paisible mère de famille du quartier des Granges à Échirolles, ne vit qu’à quelques mètres du drame qui a secoué, vendredi 28 septembre, ce "tranquille coin de vie" au sud de Grenoble. Chaque jour, pour aller travailler, cette militante du milieu associatif grenoblois passe à côté de ce grand arbre au pied duquel Kevin et Sofiane, deux jeunes de 21 ans, ont été mortellement passés à tabac pour une simple histoire de regard.
"Comment voulez-vous dormir et rêver quand vous êtes constamment en plein cauchemar ?", confie celle qui est devenue, malgré elle, le témoin de cet "acte de barbarie". Marie n’a pas tout vu, mais elle a entendu. Les accrochages entre jeunes, les coups de feu, les cris, la panique. "Tout a débuté quand je suis rentrée du travail ", explique-t-elle. Il était un peu plus de 19h30.
"C’est terrible, c’est un coup qui vous tombe sur la tête, vous ne comprenez plus rien", lâche Marie. "L’ambiance était spéciale ce soir-là, vraiment très particulière… Je suis sortie du tram, j’avançais tranquillement vers mon appartement quand j’ai vu plusieurs jeunes s’agiter devant moi. Ils s’empoignaient, ça braillait, ça criait. C’était une scène assez inhabituelle dans ce quartier très famille, sans histoire", poursuit-elle.
Sans le savoir, Marie assiste à la seconde altercation qui condamnera définitivement Kevin et Sofiane. Un peu plus tôt, en effet, ces jeunes - parmi lesquels se trouve le petit frère de Kevin - s’étaient déjà accrochés devant le lycée Marie Curie, à quelques mètres des lieux du drame."Il y a eu, je l’ai su plus tard, une histoire de ‘regard à baisser’, mais sur le coup, je n’ai pas cherché à savoir ce qu’il se passait. Ils étaient assez jeunes, j’ai pensé à un simple accrochage. Je suis passée rapidement devant eux et je suis rentrée chez moi".
Pourtant, elle sent bien que "l’histoire n’est pas réglée". Comme une sorte de prémonition, elle jette un coup d’œil de temps à autre par sa fenêtre. Pendant de longues minutes, rien ne se passe : "J’ai regardé, ils s’étaient éloignés". En réalité, tous ces "petits frères", dont certains viennent de la Villeneuve, un quartier réputé sensible juxtaposé aux Granges, sont allés chercher leurs "grands frères" pour régler le différend. "Sans trop savoir pourquoi", et alors que tout est redevenu calme, Marie appelle son mari au téléphone. "En 30 ans de vie dans ce quartier, je n’avais jamais ressenti une telle tension, je ne me sentais pas en sécurité. J’ai eu besoin de lui raconter la rixe à laquelle je venais d’assister." Dehors, la nuit est tombée et la maîtresse de maison, contrairement à ses habitudes, ferme ses volets.
"J’ai entendu trois coups de feu, j’ai paniqué"
Moins d’une demi-heure après le coup de fil à son mari, c’est le basculement. Il est environ 21 heures. "J’ai rouvert ma fenêtre pour faire rentrer mon chat qui s’est précipité dans l’appartement. C’est là que tout a dégénéré. Pour la première fois de ma vie, j’ai entendu des coups de feu", raconte Marie. Trois exactement sur les quatre qui seront tirés quelques minutes avant la "tuerie". "Je me suis barricadée, j’étais complètement paniquée", poursuit-elle. La suite est "un peu flou". Elle se remémore des bruits de scooter, des cris. De sa fenêtre laissée entrouverte, elle ne voit pas la scène du crime, mais elle distingue les allées et venues. "Avant de tout refermer, j’ai vu des jeunes. Ils étaient sûrement des témoins ou des acteurs du crime et ils repartaient tranquillement vers le tram ", ajoute-t-elle.
Pendant vingt minutes, elle ne sortira pas. Vingt minutes pendant lesquelles, à moins de 100 mètres d’elle, une dizaine de jeunes fondent sur Kevin et Sofiane, à coups de pioches, de couteaux, de marteaux. Le premier recevra "6 coups au moins" mortels, le second "une trentaine".
Ce n’est que vers 21h30, rassurée par le son des sirènes des voitures de policiers et des ambulances, que Marie se résout à rejoindre ses voisins sortis dans la rue. Sur le perron, un premier nom est lâché. "Kevin est l’une des victimes", lui glisse à l’oreille une habitante. Mais Marie n’y croit pas. Elle connaît Kevin, ce jeune qu’elle a vu grandir, dont elle connaît toute la famille, qui "faisait du vélo avec [ses] enfants… Quel rapport avec lui ?"
"Certains jeunes s’étaient enfuis, ils avaient pris peur en voyant les pioches"
L'air soudain ailleurs, Marie fait une pause dans son récit. Elle se met à parler de Kevin au présent. "Vous savez, c’est un garçon droit, bien, très gentil, connu pour son côté pacifique. Je ne connais pas bien son ami Sofiane, mais je sais qu’ils sont inséparables", confie-t-elle, sans se rendre compte de l'erreur de conjugaison . Sans transition, e lle tient aussi à préciser qu'aussi ignoble cette tuerie soit-elle, elle ne la fera pas déménager. Elle refuse que cet "acte d'une bêtise gravissime" vienne faire vaciller ses convictions et son "idéal de vie" basé sur la mixité sociale. "C'est évidemment compliqué en ce moment. Pas seulement pour moi, mais pour tous les habitants. Tout le monde est choqué. Mais mon quotidien ne changera pas. Mes petits-enfants continueront à venir me voir ici. Et je continuerai à les emmener jouer au parc des Granges", ajoute-t-elle, soucieuse de ne pas laisser la peur "détruire la sérénité" d'Échirolles.
L’aparté terminé, Marie reprend son récit. Vers 22 heures, le tourbillon policier continue. Elle assiste avec ses voisins à des interpellations. "Les policiers parlaient d’aller à Villeneuve, se rappelle-t-elle, et puis ils ont fouillé les environs, ils ont arrêté plusieurs jeunes derrière mon jardin. Je les ai entendus. Certains leur disaient qu’ils n’y étaient pour rien, qu’ils s’étaient enfuis parce qu’ils avaient pris peur en voyant les pioches et les couteaux."
Vers minuit, enfin, le tourbillon s’arrête. Marie ne réalisera que le lendemain que Kevin est bien l’une des victimes. "Je me suis précipitée pour acheter le 'Dauphiné Libéré'. Quand j’ai lu qu’un des garçons décédés habitait rue d’Aquitaine, j’ai réalisé qu’il ne pouvait s’agir que de lui. Que mes voisins avaient raison."
Ce jour-là, ce "tragique lendemain", Kevin et Sofiane auraient dû se rendre au mariage d'un ami. Ils étaient tous les deux témoins. La cérémonie n’a pas été annulée. "Les parents des deux victimes ont dit au marié de la maintenir", explique Marie en avalant la dernière gorgée de son café. "Et vous savez ce qu’ils ont fait ensuite ?", lance-t-elle, le regard admiratif. "Ils ont pris la place de leurs enfants." Samedi 29 septembre, en effet, le lendemain du drame, la mère de Kevin et le père de Sofiane ont proposé au futur époux d'être témoins. Un acte d’amour, selon Marie. Comme s’ils voulaient faire vivre encore un peu leurs deux enfants à travers eux. Leur donner un petit sursis "de quelques heures seulement" avant de les laisser partir "vraiment".
* Le prénom a été changé.