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"Ces accusations à l'encontre de la reine Rania sont aussi un désaveu de la classe politique"

Une trentaine de personnalités membres des grandes tribus bédouines, traditionnels piliers de la monarchie jordanienne, accusent la reine Rania de "corruption". Elles franchissent ainsi une "ligne rouge", estime le chercheur Hasni Abidi.

"Je suis de près les développements en Tunisie et prie pour la stabilité et le calme pour son peuple", twittait le 15 janvier la reine Rania de Jordanie. Son pays n'a pourtant pas été épargné par le mouvement de protestation qui secoue le monde arabe, et la reine se retrouve désormais en première ligne. Dans un communiqué publié en début de semaine, 36 personnalités appartenant aux grandes tribus bédouines l'accusent de "corruption". Elles affirment, entre autres, que Rania al-Abdallah, elle-même d'origine palestinienne, aurait facilité l'octroi de la nationalité jordanienne à 78 000 Palestiniens depuis 2005.

La Jordanie "sera tôt ou tard la cible d'un soulèvement semblable à la Tunisie et à l'Égypte", déclarent ces chefs tribaux, qui exigent "le jugement des corrompus qui ont pillé le pays, quels qu'ils soient et quels que soient leur rang et leur importance". "Nous continuons à être loyaux au trône hachémite mais nous estimons que le roi Abdallah II doit mettre fin aux abus de son épouse et de sa famille, poursuivent-ils. Sinon le trône sera en danger".

Selon Hasni Abidi, spécialiste du monde arabe et directeur du Centre d'études et de recherche du monde arabe et méditerranéen (Cermam) de Genève, en Suisse, ces accusations traduisent, comme dans d'autres pays arabes, un désaveu sévère de la classe politique. 

FRANCE 24 : Les chefs tribaux visent directement la reine Rania de Jordanie dans leur communiqué en l'accusant de "corruption". En quoi est-ce un tournant dans la critique du régime ?

Hasni Abidi : Que la reine soit visée nommément constitue une première en Jordanie. Jusqu'à présent, personne n'osait émettre la moindre critique ou réserve sur la conduite du roi Abdallah II et de sa famille [les critiques visant la famille royale peuvent être sanctionnées par une peine de trois ans de prison, NDLR]. Les évènements récents en Égypte et en Tunisie, où l'on a parlé des dirigeants, de leur famille et de l'épouse du président Zine el-Abidine Ben Ali, ont sans doute contribué à ce que cette ligne rouge soit franchie en Jordanie.

L'épouse du roi Hussein [la reine Noor, NDLR], père d'Abadallah II, était très en retrait, alors que la reine Rania a un rôle important. Elle est aussi visible que ne l'était Leila Trabelsi en Tunisie, même si elle est surtout impliquée dans les questions liées à l'éducation ou à l'alphabétisation. Le roi Abdallah II a voulu l'utiliser pour moderniser l'image du pays, et ça a d'ailleurs fonctionné en Europe ou aux États-Unis. Mais cela a eu des effets pervers sur la scène intérieure. Il y a eu beaucoup d'articles sur la coûteuse garde-robe de la reine Rania, sur ses couturiers ; elle fait partie de conseil d'administration du forum économique de Davos... Ça a fini par agacer la population.

FRANCE 24 : Les accusations de corruption portées à l'encontre de la reine Rania sont-elles crédibles ?

Hasni Abidi : Je ne pense pas que Rania de Jordanie puisse être accusée de corruption, car elle n'est en charge d'aucun dossier économique. Au sein du palais royal, des proches du roi ou des conseillers, qui ont un droit de regard sur ces sujets, peuvent en profiter. La corruption existe, mais pas au niveau de ce qui a eu lieu en Tunisie et en Égypte. Quand il est arrivé au pouvoir, Abdallah II a d'ailleurs mené une opération "mains propres" dans certaines administrations, pour en chasser les profiteurs.

FRANCE 24 : Qu'est-ce qui explique que ces grandes tribus s'expriment aujourd'hui de façon aussi virulente ?

Hasni Abidi : Les tribus ont un poids important en Jordanie, elles sont le pilier traditionnel de la monarchie. La stabilité du régime repose sur leur loyauté et leur allégeance et il est très rare qu'elles fassent acte de revendication politique. En critiquant la reine Rania aujourd'hui, elles critiquent le roi.

Plusieurs facteurs expliquent cette prise de position. D'abord la situation économique et sociale est très mauvaise, la Jordanie étant encore plus liée à la situation économique mondiale que l'Égypte. L'instabilité politique est également forte, avec des changements de gouvernement à répétition. Mais cela sonne surtout comme un désaveu de la classe politique en général, à l'instar de ce qui se passe dans d'autres pays arabes. Les tribus font part de leur mécontentement et revendiquent un changement.

Elles essaient aussi peut-être de se racheter : elles ont longtemps été taxées d'être la deuxième colonne et de soutenir le palais royal contre vents et marées...

FRANCE 24 : Ces accusations visant la reine menacent-elles l'avenir du régime ?

Hasni Abidi : L'armée jordanienne est très forte et le régime aussi. La Jordanie fonctionne selon un système de fusibles ; si le mécontentement est général, le roi peut en faire sauter un, en changeant de gouvernement... Il y a également beaucoup de lignes de fractures au sein de la société jordanienne, près de la moitié de la population étant d'origine palestinienne. Cela nuit à la mobilisation ; le sentiment d'allégeance au pays est très important et personne n'ose crier trop fort de peur d'être qualifié de "traître".

Depuis le début du mouvement de contestation, il y a déjà eu des changements très importants : Abdallah II a nommé un nouveau Premier ministre, Marouf Bakhit, qui était à la retraite [le nouveau gouvernement a prêté serment ce mercredi, NDLR] ; il a annoncé une baisse des prix des produits alimentaires et des carburants alors que les finances de l'État ne sont pas au beau fixe [la dette représente 60 % du PIB et l'agence de notation Moody's a révisé la note du pays de stable à négative mardi, NDLR]. Cela témoigne de la faiblesse du régime, mais aussi du fait qu'il est sensible aux revendications du peuple. Cette année par exemple, ni la reine Rania ni le roi ne sont allés à Davos. Le régime jordanien est plus à l'écoute de sa population que d'autres régimes arabes.