Peut-on célébrer l'oeuvre sans célébrer l'homme ? Le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, a estimé qu'il était de son devoir d'exclure l'écrivain Louis-Ferdinand Céline de la liste des célébrations nationales pour 2011.
"On peut aimer Céline sans être antisémite, comme on peut aimer Proust sans être homosexuel !" La petite phrase a été prononcée par Nicolas Sarkozy lors d’un voyage officiel en Inde en 2008 : Louis-Ferdinand Céline est, à l'en croire, l’auteur préféré du président de la République.
Mais préféré ou pas, l’écrivain ne sera pas au menu des célébrations nationales en 2011. Ainsi vient d’en décider le ministre français de la Culture au terme de deux jours de polémique. "Après mûre réflexion, et non sous le coup de l'émotion, j'ai décidé de ne pas faire figurer Céline dans les célébrations nationales", a déclaré Frédéric Mitterrand vendredi soir, lors d’une réception consacrée au lancement de la campagne de célébrations officielles pour l’année à venir.
L’annulation de cette célébration n’est qu’une demi-surprise : dans l’après-midi de vendredi, le ministère de la Culture avait déjà retiré du site Internet des célébrations officielles la notule consacrée à Céline.
Joint par téléphone quelques minutes après la décision ministérielle, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Richard Prasquier, disait sa satisfaction à France24.com : "Je salue le geste de Frédéric Mitterrand, qui lui sera peut-être reproché, mais la morale en sort grandie. Qu’on ait proposé Céline comme exemple, je trouve cela inouï ! Car lorsque la plume est ignoble, l’écrivain l’est aussi."
Une polémique en perpétuel recommencement
Le ministère de la Culture avait prévu de commémorer en 2011 la mort de Céline, décédé le 1er juillet 1961, au même titre que d'autres célébrations nationales incluant pêle-mêle la création du Centre national d’études spatiales, la publication du premier album des aventures d’Astérix, ou encore la naissance du compositeur Franz Liszt. Une liste "des individus dignes d'être célébrés ; c'est-à-dire de ceux dont la vie, l'œuvre, la conduite morale, les valeurs qu'ils symbolisent sont, aujourd'hui, reconnues comme remarquables", précise l’avant-propos du fascicule des "Célébrations nationales 2011", signé par Frédéric Mitterrand.
Auteur français le plus lu et le plus traduit au monde après Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline a produit une œuvre à la valeur littéraire unanimement reconnue. La violence antisémite de l’écrivain et sa collaboration avec le régime de Vichy juraient pourtant dans un programme qui entendait célébrer "la conduite morale" et les "valeurs (…) remarquables" de certaines grandes figures.
Depuis mercredi, l’avocat Serge Klarsfeld, président de l’association des Fils et Filles de déportés juifs de France (FFDJF), s’indignait : le "talent d'écrivain [de Céline] ne doit pas faire oublier l'homme qui lançait des appels aux meurtres des juifs sous l'Occupation. Que la République le célèbre, c'est indigne". Serge Klarsfeld exigait du ministère de la Culture le retrait de la célébration polémique : il a manifestement été entendu.
Le Crif demandait lui aussi l’annulation de la célébration, car Céline "est l'auteur du Voyage, mais il a également écrit des livres ignobles, comme 'Bagatelle pour un massacre'" [pamphlet à forte teneur antisémite paru en 1937].
Le président Sarkozy doit participer le 9 février prochain au dîner annuel du Crif.
"Cela ressemble à de la censure"
Pourtant, si la commémoration de la mort de Céline n’a pas fait l’unanimité, elle a été décidée par des universitaires dont la réputation n’est plus à faire, regroupés au sein d’un ‘Haut comité des célébrations nationales’ (les historiens Jean Delumeau et Pascal Ory, l’académicien Marc Fumaroli, la philosophe Catherine Clément…)
À la suite des propos au vitriol de Serge Klarsfeld, de nombreuses personnalités avaient défendu le principe de cette célébration, demandant à ce qu’on ne mélange pas "Céline, le génie littéraire" avec "Céline, le salaud antisémite".
"C'est un immense écrivain français, le plus traduit et le plus diffusé dans le monde après Proust. (…) En dehors de ça, c'est un pur salaud", résumait hier auprès de l’Agence France Presse (AFP) Henri Godard, l’un des grands spécialistes français de Céline, avant d’ajouter : "cela ressemble à de la censure. Même si Céline est un cas immensément difficile".
"Si le ministère de la Culture n'avait pas inclus dans son inventaire le 50e anniversaire de la mort de cet auteur qui domine la littérature française du XXe siècle, il aurait failli à son rôle", ajoutait l’écrivain Pierre Assouline, qui trouvait normal sur son blog que le ministère de la Culture ne cède pas aux imprécations de Serge Klarsfeld.