Des "disparitions inexpliquées de parties intimes chez des hommes" en Centrafrique ? Depuis quelques jours, une nouvelle intox visant la France, et poussée par des relais identifiés de la propagande pro-russe sur le continent africain, a commencé à circuler en ligne.
Fin octobre, quelques sites et pages Facebook ont relayé des rumeurs, selon lesquelles des hommes centrafricains auraient vu leurs organes génitaux volés dans le cadre d'une opération orchestrée par la France.
L'histoire est diffusée à l'origine notamment par le site malien Bamada.net le 28 octobre. Ce site, documenté depuis plusieurs années comme un relai des thèses pro-russes, soutient que "l’internet [est] inondé de centaines et de milliers de photos que certains estiment authentiques" de ces sexes volés ces dernières semaines.
Des "pénis volés à Versailles"
L'article soutient que les "services de renseignement français" auraient ramené ces organes génitaux dans des "bunkers secrets sous [le château] de Versailles à des fins "démographiques". "Remplis de haine néocoloniale et de jalousie à l’égard des Africains, [ils] utiliseraient des nanotechnologies secrètes pour voler les attributs masculins des hommes africains afin de compenser la diminution démographique des Européens", peut-on lire dans l'article.
Dans les jours qui suivent, plusieurs groupes sur Facebook, eux aussi identifiés comme des relais de la propagande russe sur le continent africain, reprennent l'histoire.
Ainsi, la page panafricaine Tout sur l'Afrique, connue pour son discours anti-français, a partagé dans une publication vue près de 300 000 fois un dessin représentant le premier conseiller et chargé des affaires à l'Ambassade de France en Centrafrique, Alexandre Piquet, en train de charger des pénis dans un camion vers Versailles.
La page a également partagé une vidéo, filmée de nuit devant le château de Versailles censée prouver ce trafic. Dans cette séquence d'une quarantaine de secondes, on entend une personne qui se présente comme un promeneur régulier autour du château affirmer avoir assisté à un événement "très étrange" : un "camion noir" aurait "pénétré le corps du château". L'auteur de la vidéo ne donne toutefois aucune autre précision, et les images ne prouvent nullement ses propos.
Une ancienne rumeur "transposée sur les Français"
En réalité, rien ne vient appuyer factuellement de telles accusations de vol de pénis. Si cette rumeur est ancienne, il apparaît que la propagande pro-russe a tenté de la ranimer fin octobre, en impliquant la France.
"La propagande prorusse ne fait qu'essayer de reprendre une ancienne rumeur et de la transposer sur les Français", explique le journaliste spécialiste de vérification Vianney Ingasso, auprès de la rédaction des Observateurs.
Car une telle rumeur sur la perte d'organes génitaux a toutefois bien touché la Centrafrique en août dernier, sans toutefois tenir la France pour responsable. Dans la ville de Bambari, puis à Bangui, quelques dizaines de personnes ont été accusées sans preuves par d'autres de leur avoir volé leur sexe.
Fin août, plusieurs quartiers de Bangui ont été touchés par la rumeur, et une dizaine de personnes ont été agressées, ont indiqué les journalistes contactés par la rédaction des Observateurs de France 24.
Notre Observateur, le journaliste Christian Ndotah, a suivi de près ces agressions :
"A deux pas de chez moi, des personnes ont commencé à courir vers une maison où une personne aurait volé le sexe d'une autre personne. Cette personne a été molestée puis conduite à la gendarmerie. Mais au final, celui qui prétendait avoir perdu son sexe l'avait toujours en place".
Comme pour ce cas précis, aucun de ces fameux cas de vol d'organes n'a été prouvé.
Le médecin Richard Ngbalé de l'hôpital de Bangui, qui avait pu ausculter plusieurs des personnes se disant victimes, avait indiqué auprès du média de vérification centrafricain Radio NdekeLuka qu'ils n'avaient "pas perdu leur sexe", mais pouvaient souffrir de "malformations".
Fin juillet, l'hôpital de Bambari avait même publié un compte-rendu d'examen clinique de quatre supposées victimes de vols de pénis indiquant qu'aucune d'entre elles ne présentait "d'anomalie morphologique de pénis visible".
Au plus fort des rumeurs à Bangui fin août, Radio Ndeke Luka avait même vérifié des images censées montrer le corps de personnes dont le pénis avait été volé.
De son côté, le gouvernement avait dû "appeler la population au calme" dans un communiqué le 30 août, rappelant "qu'aucun fait vérifiable n'atteste de la véracité des allégations sur la disparition du sexe des hommes à travers les pratiques mystérieuses".
"L'intox ne circule pas en Centrafrique"
Alors que ces rumeurs se sont éteintes début septembre, Vianney Ingasso estime que l'intox poussée par ces comptes pro russes fin octobre n'a pas relancé de panique : "L'intox [d'un trafic organisé par les Français] ne circule pas ici". Une observation également faite par Christian Ndotah, qui avait suivi de près en août les conversations en ligne à ce sujet.
"En août, ces rumeurs ont été partagées car elles étaient communautaires et locales", analyse Vianney Ingasso. "Sauf que la propagande russe tente ici de la transposer hors du contexte centrafricain".
Le site à l'origine de l'intox, Bamada.net, est par exemple un site malien, tandis que certains des groupes Facebook qui ont partagé l'intox en ligne ne sont pas des groupes centrafricains. "Ce sont des pages sponsorisées qui ne sont pas en Centrafrique et alimentent ces rumeurs", note Vianney Ingasso.
Autre exemple : l'administrateur de la page Facebook “RCA Aujourd'hui”, qui se présente comme un site d'actualités sur la Centrafrique et a également relayé via un post sponsorisé la fausse rumeur d'un trafic d'organes masculins, serait basé au Sénégal selon les informations disponibles sur Facebook.
Début septembre, la page, qui relaye de nombreux contenus hostiles à la présence française en Centrafrique, avait cette fois-ci accusé la Minusca, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique, d'avoir "créé" la "panique à propos des pénis disparus".
Cette panique sur les pénis volés dans les pays d'Afrique de l'Ouest et en Centrafrique n’est en fait pas nouvelle. Dans un article publié dans les Cahiers d'anthropologie sociale en 2009, l'anthropologue Julien Bonhomme indiquait que cette rumeur a "balayé une bonne partie de l’Afrique subsaharienne à plusieurs reprises depuis le début des années 1990", soulignant "qu'au moins 17 pays avaient été touchés".
"La rumeur du vol de sexe concerne avant tout des inconnus, mais a tendance à se focaliser sur des étrangers", décrit-t-il. Des rumeurs qui peuvent avoir de graves conséquences : les "vols de sexe" avaient fait par exemple "plus d’une vingtaine de morts au Nigeria" en 2001, rappelle le chercheur, et plus de huit victimes au Sénégal à l'été 1997.
Interrogée par la rédaction des Observateurs, l'ambassade française à Bangui n'a pas souhaité répondre à nos questions.