logo

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit
Le 27 juin, une jeune femme publie sur sa chaîne YouTube un "vlog" censé montrer son avortement tardif. Passée initialement inaperçue, cette vidéo se trouve aujourd’hui au cœur de poursuites judiciaires pour meurtre et d’une importante controverse, dans ce pays où le recours à l’avortement n’est permis que par un vide juridique. Aucune loi sur le sujet n’est en effet en vigueur depuis l’invalidation par la Cour constitutionnelle du précédent texte, très restrictif, en 2019.

"L’opération à coûté 9 millions de wons [à peu près 6 000 euros, NDLR], et 120 heures d’enfer." Sous ce titre obscur, un compte coréen anonyme publie le 27 juin sur YouTube une bien étrange vidéo. Dans celle-ci, on peut voir une jeune femme au visage masqué documenter dans les moindres détails la découverte d’une grossesse non désirée, et son parcours d’avortement. 

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit

Les sous-titres de la vidéo, muette par ailleurs, donnent sa version de l’histoire. 

"Vers mars, lorsque mes règles se sont arrêtées pendant une longue période et que j'ai consulté un gynécologue, il m’a diagnostiqué un syndrome des ovaires polykystiques [une affection hormonale provoquant notamment des règles irrégulières et une infertilité dans de nombreux cas, NDLR]. [...] J’ai pris beaucoup de poids, alors j’ai pensé que quelque chose était étrange et je suis allée à l’hôpital." 

Sur les images suivantes, on peut voir ce qui nous est présenté comme la même jeune femme passant une échographie, où l’on peut voir un fœtus dont le cœur bat. Les informations affichées sur la console indiquent que la jeune femme serait à sa 36e semaine de grossesse. Cet "âge gestationnel" correspond à une fin de grossesse : l’accouchement survient en général lors de la 40e semaine

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit

"Je suis allée à l’hôpital parce que je voulais arrêter la grossesse. Mais c’était trop tard, on m’a dit que c’était impossible", continuent ensuite les sous-titres. "Je voulais mourir à cause des résultats." La jeune femme explique avoir essuyé des refus face à ses demandes d’avortement dans deux autres établissements, avant de trouver un médecin prêt à la prendre en charge quelques jours plus tard.

Elle ne précise pas le type d’opération qui lui a permis d’interrompre sa grossesse, se contentant de donner quelques détails de la procédure et de son séjour à l’hôpital.

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit

La jeune femme a par la suite publié plusieurs vidéos censées montrer les conséquences de l’opération sur son corps, avant de reconvertir sa chaîne dans le partage de vidéos de cuisine. La chaîne a depuis disparu de YouTube. 

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit

Vraie vidéo ou "manipulation" ? 

Passée relativement inaperçue lors de sa publication (la chaîne qui l’a publiée ne comptait que 90 abonnés le 11 juillet selon un site permettant l’archivage des sites web), cette vidéo va rapidement se trouver au cœur d’une polémique entre internautes. En cause : le délai tardif de 36 semaines au bout duquel l’avortement aurait été pratiqué, selon la version donnée par la vidéo. À titre de comparaison, le délai maximal pour effectuer une interruption volontaire de grossesse (IVG) en France est de 16 semaines après le début des dernières règles

Sur le forum coréen "dcinside", surtout fréquenté par des hommes, ce sujet revient régulièrement parmi les publications de ces dernières semaines. La plupart dénoncent cet avortement, avec des mots parfois violents : "Un meurtre à 36 semaines de grossesse est un meurtre comme un autre, mais ici en plus elle a posté un vlog pour montrer qu’elle en était vraiment fier ! C’est une folle, elle doit être isolée de la société", affirme ainsi un internaute le 15 août. "Dernières nouvelles de cette salope", insulte un autre en partageant un article de presse touchant à l’affaire le 19 août. 

À l’inverse, plusieurs internautes proches des milieux féministes coréens relèvent des incohérences supposées dans les images, et dénoncent une "manipulation" qui viserait, selon eux, à entraver la liberté d’avorter. Le 12 juillet, le compte X @guiltyarchive, tenu par une militante féministe, publie un thread viral (depuis supprimé mais toujours disponible sur certains forums) récapitulant les points démontrant selon elle la supercherie. 

Elle pointe notamment l’aspect du ventre de la jeune femme, avant et après son opération. Selon elle, il aurait lors de sa grossesse un aspect artificiel révélant qu’il s’agirait d’une prothèse en latex. Après l’avortement supposé, il serait trop plat pour une femme récemment enceinte, tandis que l’absence de cicatrice serait peu crédible au vu du récit de la YouTubeuse, qui évoque une "incision chirurgicale".

La blogueuse féministe pense également repérer des incohérences entre les dates présentes sur l’échographie et la date de publication du vlog, ou encore des médicaments déconseillés aux femmes enceintes, pourtant visibles dans la vidéo. Selon elle, l’architecture même de l’hôpital visible sur les images serait peu crédible, en raison notamment de la présence de plinthes au niveau des portes, peu adaptées aux fauteuils roulants.

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit

La rédaction des Observateurs a également été contactée par une autre militante pour demander une enquête sur cette vidéo selon elle "trafiquée à grande échelle". "Je pense que ça ne va pas se résoudre à l’échelle de la Corée, c’est pour ça que je l’envoie à la presse étrangère", ajoute-t-elle.

À partir du 10 juillet, plusieurs médias coréens comme The Chosun Daily, The Dong-A Ilbo ou News 1 Korea, évoquent cette vidéo, sans se prononcer sur son authenticité et en relayant principalement les positions des internautes hostiles à l’avortement de la jeune femme.

Le 14 juillet, le ministère de la Santé et du bien-être coréen demande l’ouverture d’une enquête sur les faits, qui débouche le 12 août sur l’identification de la YouTubeuse et du médecin ayant effectué l’avortement.

Dès le 15 juillet, l’ensemble des vidéos de la jeune femme sont supprimées de la plateforme YouTube. Son compte Instagram devient également inaccessible.

Aucune preuve que la vidéo ait été manipulée, selon plusieurs gynécologues

Pour juger de l’authenticité de cette vidéo censée montrer un avortement après 36 semaines de grossesse, la rédaction des Observateurs a consulté plusieurs gynécologues et obstétriciens sur les images et le récit qu’elles présentent. Ces spécialistes ont également été interrogés sur les arguments présentés par plusieurs internautes pour affirmer que la vidéo serait un faux. Aucun d’entre eux n’a pu identifier de preuve solide démontrant le caractère mensonger des images ou du récit de la jeune femme. 

Guillaume Girard, gynécologue obstétricien à l’hôpital parisien Armand Trousseau, estime ainsi que les éléments visuels confirment la grossesse de la jeune femme :

Les photos du ventre de la jeune femme, ainsi que l’échographie, sont compatibles avec une grossesse de 36 semaines d’aménorrhée [le nombre de semaines écoulées depuis les dernières règles, NDLR]. Une mesure anatomique du bébé enregistrée sur l’image d’échographie est compatible avec cet élément. Mais la précision de la datation à ce stade est de plus ou moins 10 jours.

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit

Aucun des médecins interrogés n’a pu confirmer l’affirmation selon laquelle le ventre de l’autrice de la vidéo serait une prothèse, avancée par plusieurs comptes coréens qui doutent de l’authenticité de la vidéo.

Les spécialistes sont davantage divisés sur l’aspect du ventre de la jeune femme à l’issue de l’opération – plat et sans cicatrice – tel qu’il est visible dans d’autres vidéos publiées sur sa chaîne peu de temps après. Cet élément revient également dans l’argumentaire des comptes qui voient dans cette vidéo un montage. Cependant, la plupart des gynécologues et obstétriciens n’y voient pas nécessairement une preuve définitive de manipulation. 

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit

"En réalité, dans ces images post-opératoires, on voit un ventre qui peut tout à fait être un ventre post-accouchement", commente Elie Azria, obstétricien à l’hôpital Paris Saint-Joseph. "Le fait de ne pas voir de cicatrice de césarienne ne veut rien dire, elle peut être plus bas, dans la culotte." Il souligne également que le pansement visible à l’issue de l’opération correspond à celui qui serait fait dans le cas d’une césarienne.

Corée du Sud : une vidéo censée montrer un avortement à 36 semaines relance le débat sur ce droit

Comment mettre fin à une grossesse de 36 semaines ?

Bien que la jeune femme donne un grand nombre de détails sur d’autres aspects de sa grossesse, elle n’aborde jamais dans sa vidéo la manière dont elle a pu y mettre fin, ni les discussions à ce sujet avec le médecin. Pourtant, une interruption volontaire de grossesse à 36 semaines est un acte médical exceptionnel et très réglementé dans la plupart des pays du monde.

Même dans ceux où l’IVG est autorisée à la demande de la mère, un délai maximum est en général prévu entre la 10e et la 20e semaine de grossesse, selon le Centre pour les droits reproductifs, une ONG internationale dédiée à cette question.

Afchine Fazel Soleymani, gynécologue obstétricien à l’hôpital Lariboisière de Paris, explique : 

Un fœtus de 36 semaines est viable : pour interrompre la grossesse, il faut donc un geste médical fœticide, c'est-à-dire lors duquel on tue le fœtus. À l'aide d’une aiguille dans le ventre de la mère, on va injecter un produit pour anesthésier et arrêter les mouvements cardiaques. En France, c’est extrêmement encadré et cela ne peut se faire qu’en cas de malformation grave ou de danger pour la mère.

Or, ce geste qui doit normalement intervenir avant l’extraction du fœtus n’est pas du tout évoqué par la jeune femme dans sa vidéo. D’autres points interrogent l’obstétricien Elie Azria : 

Normalement, pour interrompre une grossesse à 36 semaines, il n’y a pas d’incision ni de césarienne, comme semblent le montrer ces images. On passe par voie vaginale, un peu comme pour un accouchement normal. La césarienne est exceptionnelle.

Ces détails poussent certains des spécialistes interrogés à douter du fait que le fœtus ait été vivant au moment de l’opération, et à évoquer la possibilité d’une mort à l’intérieur de l’utérus de la mère, sans qu’il soit possible d’en connaître la cause. Le médecin ayant réalisé l’opération a en tout cas affirmé à la presse coréenne le 15 août que le fœtus n’était plus en vie au moment de son geste. Il ne s’agirait donc pas selon lui d’un avortement, mais d’une intervention visant à retirer un enfant mort-né.

Une enquête pour meurtre ouverte malgré le vide juridique

À la suite de la demande faite par le ministère de la santé coréen, une enquête a été ouverte par la police de Séoul. Cette dernière a débouché le 12 août sur l’inculpation de l’autrice de la vidéo et du médecin ayant réalisé l’opération pour meurtre. Les forces de l’ordre ont également affirmé que la version donnée par la jeune femme dans son "vlog" – celle d’un avortement volontaire effectué à la 36e semaine de grossesse – serait véridique, malgré le démenti du médecin. 

Pourtant, la possibilité de poursuites judiciaires à la suite d’un avortement en Corée du Sud est peu claire : la loi sur le sujet, qui interdisait l’interruption de grossesse dans pratiquement tous les cas, a été jugée contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle du pays en 2019.

"Après la décision d'inconstitutionnalité, le gouvernement avait jusqu'au 31 décembre 2020 pour modifier les dispositions de la loi, mais rien n’a été promulgué jusqu’ici. Cela laisse le droit à l'avortement dans un vide législatif : en fait, il n’existe pas vraiment", explique Yeonjee Lee, une activiste féministe coréenne qui suit de près les mobilisations autour de cette thématique dans son pays. 

Un précédent juridique existe dans cette affaire. En mars 2021 – soit après l’invalidation de la loi sur l’avortement par la Cour constitutionnelle – un médecin avait dû comparaître devant les tribunaux coréens pour avoir extrait vivant un fœtus du corps de sa mère après 34 semaines de grossesse dans le cadre d’un avortement. Il l’avait ensuite noyé après l’opération. La justice l’avait jugé non coupable d’avortement, tout en le condamnant à trois ans et six mois de prison pour le meurtre du fœtus une fois sorti du corps de sa mère. 

Si la justice s’en tient à ce précédent, le médecin comme la jeune femme ne devraient donc pas pouvoir être condamnés si la mort du fœtus est survenue dans le ventre de sa mère, que cela soit de manière naturelle ou par un geste médical visant à le tuer.

"Je suis très inquiète pour le droit à l’avortement"

La précarité de la législation autour de l’avortement inquiète les militantes féministes et les organisations de défense des droits sexuels. Celles-ci craignent en effet qu’un nouveau texte ne renvoie les femmes coréennes à la situation pré-2019.

Dans l’état actuel du droit, les femmes souhaitant avorter sont par ailleurs dépendantes des décisions arbitraires des établissements de santé, comme le note Na Young, la porte-parole du Centre pour les droits sexuels et la justice reproductive, une ONG spécialisée dans la défense du droit à l’avortement :

Depuis janvier 2021, l'avortement a été entièrement dépénalisé en Corée du Sud. Cependant, le ministère de la Santé n'a pas mis en place de procédures pour l’intégrer en toute sécurité dans le système de santé officiel. Actuellement, les femmes qui veulent avorter doivent trouver les informations par elles-mêmes concernant l'hôpital le plus proche où elles peuvent se faire avorter. La plupart des cliniques d'obstétrique et de gynécologie proposent des avortements, mais chaque clinique a des coûts et des règles différents.

Les principales substances utilisées pour les avortements médicamenteux sont par ailleurs toujours illégales en Corée du Sud. Cette situation oblige les femmes à recourir à des établissements de santé pour tous les avortements, y compris dans les premières semaines de grossesse. En ce qui concerne les contraceptifs d’urgence (souvent qualifiés de "pilules du lendemain" en France), certains hôpitaux affiliés à des organisations religieuses refusent tout simplement de les délivrer, d'après une investigation menée par le média coréen Yonhap. 

Dans ce contexte difficile, l’affaire du vlog censé montrer un avortement à 36 semaines de grossesse, extrêmement médiatisée en Corée du Sud, fait figure de menace pour nombre de militantes. Celles-ci redoutent une récupération politique par les milieux anti-avortement, souvent liés aux organisations chrétiennes, et un durcissement de la législation. 

"Je suis très inquiète", explique Yeonjee Lee :

La police a déjà inculpé la femme pour meurtre, et annonce maintenant s’attaquer au commerce en ligne de Mifzine [la principale substance utilisée pour les avortements médicamenteux, illégale en Corée du Sud, NDLR]. Pourtant, les deux affaires n’ont rien à voir. C’est comme s’ils voulaient punir toutes les femmes.