Plus aucun nouvel élève turc dans les écoles françaises d'Ankara et Istanbul. C'est la ferme décision annoncée samedi 10 août par le ministre turc de l'Éducation nationale, Yusuf Tekin, alors que la Turquie et la France s'écharpent à quelques semaines de la rentrée scolaire.
Les deux pays, en discussion depuis plusieurs années sur le statut des écoles françaises en Turquie, ne parviennent pas à trouver d'accord. Au cœur du différend se trouve l'exigence de "réciprocité" réitérée par Ankara, qui demande à ouvrir en France des écoles turques reconnues par l'État français, comme il existe des écoles françaises en Turquie.
Paris campant sur son refus, les autorités turques ont durci leur position début juillet, prévenant dans une "note verbale" que, faute d’accord, il serait désormais interdit aux écoles françaises d’accueillir de jeunes Turcs.
"Ces écoles ont été créées pour les enfants des employés des missions diplomatiques, mais elles ont commencé à accepter des élèves turcs. C’est contraire à la loi", a notamment déclaré Yusuf Tekin dans un entretien au journal Habertürk.
Le couperet est tombé. Le ministère turc a précisé samedi que la mesure – qui concerne les écoles Charles-de-Gaulle à Ankara et Pierre-Loti à Istanbul, établissements totalisant 2 300 élèves – prenait effet avec caractère rétroactif "à partir du 1er janvier 2024, pour couvrir l'année scolaire 2024-2025 et au-delà. Aucun nouvel élève ne sera admis dans les classes intermédiaires."
Un vieux contentieux
Les établissements français d'Ankara et Istanbul n’ont pas d’existence au regard de la loi turque. Comme de nombreux autres établissements français dans le monde, ces écoles "à but non lucratif" sont, selon Paris, soumises à la législation française.
Initialement ouvertes pour les enfants de diplomates français, ces écoles accueillent aujourd'hui principalement des élèves turcs, ce qui a amené le ministère turc de l'Éducation nationale (MEB) à s'interroger sur leur statut.
En 2012 déjà, le MEB avait affirmé que ces écoles devraient être affiliées au ministère turc de l'éducation plutôt qu'à l'ambassade de France. Malgré de longues discussions, puis la création en 2020 par la France d'un groupe de travail avec la Turquie, aucun compromis n'a été trouvé.
"Nous ne sommes pas comme les pays que vous avez colonisés"
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Accepter Gérer mes choixAprès "des mois de négociations", selon la représentation diplomatique française à Ankara, le ton est donc rapidement monté en juillet, Yusuf Tekin dénonçant notamment "l’arrogance" de la France.
"Nous ne sommes pas comme les pays que vous avez colonisés. Nous sommes un État souverain", a-t-il notamment lâché, mettant en garde Paris lors d'une conférence de presse le 13 juillet : "Ils [la France] ne nous prennent toujours pas en considération. Si vous voulez dispenser un enseignement ici, vous agirez selon nos conditions."
En échange d'un statut légal octroyé aux écoles françaises en Turquie, Ankara avait formulé "certaines demandes pour les citoyens turcs en France". Le ministre de l'Éducation insistait notamment sur "les cours de langue et de civilisation turques" pour les élèves de la diaspora en France.
Sur ce point, Paris bloque depuis 2019 et refuse l'ouverture d'écoles par la fondation Maarif, seule organisation aujourd'hui habilitée à ouvrir des établissements dans un pays étranger au nom de la République de Turquie.
À l'époque, Jean-Michel Blanquer, alors ministre français de l'Éducation nationale, définissait la Turquie comme un pays islamiste ayant tourné le dos à la laïcité et déclarait qu'il n'approuverait aucune implantation.
"Nous souhaitons vous rappeler qu'il existe en Turquie des écoles françaises soutenues par l'ambassade", avait alors répondu le ministère turc des Affaires étrangères. "Les négociations pour les écoles que la Turquie envisage d'ouvrir conformément au système éducatif français se font essentiellement dans le cadre de la réciprocité avec ces écoles en Turquie."
À voir Turquie : la société tiraillée entre religion et laïcité
Nouvelles tensions en 2021, quand la France décide d'imposer des exigences linguistiques strictes aux enseignants turcs. Le rapatriement de 40 enseignants est organisé, poussant la Turquie à fixer des demandes linguistiques similaires aux enseignants français.
Surveillance et contrôle par l'État turc
Ce bras de fer s'inscrit vraisemblablement dans un projet plus large de Recep Tayyip Erdogan pour mettre fin au système éducatif laïc de la Turquie.
"L’héritage du président turc Recep Tayyip Erdogan est en train de détruire presque tout le système éducatif laïc de la Turquie", analysait en 2020 auprès de Arab News Soner Cagaptay, directeur du programme de recherche turc au Washington Institute for Near East Policy.
Selon ce que l'expert déclarait, il reste aujourd'hui très peu d’écoles à l’abri de la refonte idéologique du système éducatif turc par le président Erdogan, "et ces écoles françaises font partie de cette minorité".
En juin dernier, Recep Tayyip Erdogan a d'ailleurs présenté un nouveau programme scolaire vantant la famille et l’ordre moral, malgré la contestation des syndicats d’enseignants, qui lui reprochent d’"islamiser" l’éducation au détriment des langues étrangères et des cours de science.
Une rentrée qui s'annonce compliquée
Dans un communiqué publié samedi, l'ambassade de France à Ankara assure que "les négociations reprendront à la rentrée afin de trouver un accord durable" de coopération en matière éducative.
Côté turc, le ministère de l'Éducation a assuré samedi que les cours de langue, culture, littérature, et histoire et géographie turques ne pourront être dispensés "que par des enseignants citoyens de la République de Turquie nommés par notre ministère", et ce, "jusqu’à ce que ces écoles obtiennent" un statut légal.
Yusuf Tekin a par ailleurs prévenu que les programmes et contenus de ces écoles "seront surveillés et inspectés par les fonctionnaires" turcs.
La France n'est pas la seule concernée par ce bras de fer autour de la réciprocité. La Turquie a également dans son viseur trois établissements allemands. Comme le rapporte la Frankfurter Allgemeine Zeitung, ces trois écoles ne sont plus non plus autorisées à accepter de nouveaux élèves de nationalité turque ou de double nationalité.