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Censure en Russie : circulez, il n’y a rien à lire ?
Un Conseil des experts aux allures de "police de la littérature" vient de voir le jour en Russie. Une nouvelle étape dans le contrôle de la circulation de l’information par le Kremlin, qui s’attaque à un domaine qui a longtemps joui d’un statut à part dans le pays.

Qu’ont en commun “La Maison au bout du monde” du romancier américain Michael Cunningham, “La Chambre de Giovanni” de James Baldwin et “L'Héritage” de l’écrivain russe Vladimir Sorokin ? Ces trois ouvrages ne sont plus vendus en Russie depuis lundi 22 avril après un avis négatif d’une toute nouvelle institution qui fleure bon l’organe de censure littéraire, a affirmé le quotidien économique Vedomosti.

Ces livres ont été les premières “victimes” du Conseil d’experts établi par l’Union littéraire russe, un organe indépendant sur le papier qui représente les professionnels du livre. Ces “experts” ont jugé que les œuvres soumises à leur sagacité étaient contraires à l’article 6.21 du code des infractions administratives qui interdit “la propagande homosexuelle” dans le pays.

Une liste de 250 livres en danger

“C’est une nouvelle étape qui s’intègre dans un contexte plus global de guerre informationnelle menée par le Kremlin qui utilise notamment l’arme de la lutte contre la ‘propagande LGBTQ+’ pour exercer une censure toujours plus forte”, explique Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics.

Ainsi, fin 2022, le régulateur des médias avait obtenu le droit d’interdire tout site qui faisait “la promotion de l’homosexualité et autres préférences sexuelles non-traditionnelles". Le législateur s’était bien gardé de définir les contours de ce qu’il fallait entendre par “promotion”, laissant la porte ouverte à des interprétations les plus larges possibles.

À l’époque, le monde de l’édition s’était déjà ému du risque de censure littéraire qui découlait de ces nouvelles lois. Une liste de 250 livres risquant d’être retirés de la vente avait été publiée en 2022 par un journaliste indépendant russe. À l’époque, les autorités avaient qualifié cette liste d’inutilement alarmiste. Pourtant, les trois romans qui viennent d’être retirés de la vente par les principaux éditeurs russes en faisaient partie.

Ils y figuraient aux côtés de romans tels que “La ballade de l’impossible” de l’auteur japonais Haruki Murakami, le “Portrait de Dorian Gray” d’Oscar Wilde ou encore les livre “Ça” et “Doctor Sleep” du maître américain de l’épouvante Stephen King. La liste comportait aussi certains auteurs classiques russes comme Fiodor Dostoïevski pour son roman inachevé “Nétotchka Nezvanova”.

Les craintes de censure de livres à la suite de l’adoption de la législation anti-gay, en novembre 2022, ont tout d’abord semblé être exagérées. Les œuvres de la liste des 250 ont un temps continué à être vendues. Dans l’ensemble, la littérature semblait ne pas subir le même traitement de censure tous azimuts réservé à d’autres médias, comme la télévision, ou internet. “La littérature en Russie a toujours bénéficié d’un statut à part lui permettant d’avoir une liberté de ton plus importante”, souligne Jeff Hawn.

Certes, les auteurs les plus critiques à l’égard de Vladimir Poutine et de sa guerre en Ukraine, comme Boris Akounine, un maître du polar historique qui a été qualifié de “terroriste” par le Kremlin, semblent avoir disparus des librairies dès 2022, rapporte le site Meduza.

"La littérature, un statut à part en Russie"

La relative clémence du Kremlin à l'égard de la littérature tient d’abord au fait “qu’il est plus important de contrôler en priorité ce qui se dit sur les médias de masse - comme la télévision ou internet - qui sont les plus influents pour faire passer des messages à l’opinion publique”, note Stephen Hutchings, spécialiste de l’histoire culturelle russe et soviétique à l’université de Manchester.

Ne pas tenir la littérature en laisse permettait aussi au pouvoir de prendre ses distances avec les excès de l’ère soviétique. “La censure des livres était un des aspects du régime communiste qui a laissé un très mauvais souvenir, ce qui fait que la liberté d’expression dans la littérature a rapidement été érigée en principe important à respecter dès le début des années 1990”, souligne Jeff Hawn.

L’attachement des Russes à l’indépendance de leurs auteurs remonte, en réalité, à encore plus loin. “Les Russes considèrent les écrivains comme leur conscience politique. Une vision qui date de l’époque tsariste, lorsque le pouvoir a tenté de faire taire l’opinion en censurant les livres”, note Stephen Hutchings. Alexandre Pouchkine était ainsi un “poète obsédé par l’idée de révolution" qui a été forcé à l’exil par l’empereur Alexandre Ier en 1820.

C’est pourquoi le pouvoir poutinien a longtemps hésité à s’en prendre trop ouvertement à la littérature. Le nouveau conseil d’expert n’a d’ailleurs pas été mis en place par le pouvoir directement. Mais il suffit de regarder sa composition pour “se rendre compte que la main du Kremlin n’est jamais très loin”, assure Stephen Hutchings. Il y a en effet des membres de l’Église orthodoxe et aussi de l’armée - deux institutions inféodées au pouvoir - qui siègent au sein de cet organisme.

Permettre aux auteurs de mieux "s'autocensurer" ?

Cette “police des livres” semble aussi arriver un peu tard. “Depuis le début de la guerre et de la multiplication des restrictions aux libertés individuelles en Russie, il y a de plus en plus d’autocensure parmi les auteurs et ceux qui continuent à critiquer le pouvoir - comme Bakounine ou Mikhaïl Chichkine - préfèrent le faire depuis l’étranger”, analyse Stephen Hutchings.

Pour ce spécialiste, le nouveau conseil des experts doit avant tout servir à mettre “un peu d’ordre dans la censure et l’autocensure”. Les éditeurs et écrivains étaient jusqu’à présent livrés à eux-mêmes, ce qui pouvait aboutir à des censures à deux, ou trois vitesses avec des ouvrages ou des écrivains qui disparaissaient de certaines plateformes en ligne tout en étant disponibles en librairie ou l’inverse.

“Ces conseils d’experts devraient avant tout servir à signaler aux écrivains quelles sont les lignes rouges à ne pas franchir”, estime Stephen Hutchings. En effet, “le Kremlin sait très bien que dans le monde hyperconnecté actuel, la censure officielle d’un livre n’empêchera pas les Russes qui le veulent de mettre la main dessus”, affirme-t-il. En revanche, les écrivains et éditeurs pourront lire ces “conseils” comme un guide pour naviguer dans les eaux troubles de ce que le Kremlin juge acceptable ou non.