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En Ukraine, les stratégies désespérées pour éviter la mobilisation
En Ukraine, les hommes de 18 à 60 ans n'ont pas le droit de quitter le pays en vertu de la loi martiale déclarée après l'invasion de la Russie il y a plus de deux ans. Face à la perspective de la mobilisation, certains d'entre eux optent pour des stratégies audacieuses : traversées clandestines de frontières, mariages de convenance, divorces fictifs...

Des hommes violemment tirés hors d’un camion, et entassés sur le sol : le 8 mars, à la frontière entre l’Ukraine et la Roumanie, près du poste de contrôle de Prorubne, 34 hommes ukrainiens en âge d’être mobilisés ont été arrêtés alors qu’ils tentaient de franchir illégalement la frontière ukrainienne. 

34 hommes ukrainiens tentant de traverser la frontière avec la Roumanie pour échapper à la mobilisation ont été arrêtés le 8 mars par les gardes-frontières.

Selon des officiers du SBU, l’agence du renseignement ukrainien, ces hommes ont payé chacun 10 000 euros au chauffeur du camion pour les faire passer de l’autre côté de la frontière. 

Traverser la frontière

Depuis le début de la guerre, 9 000 citoyens ukrainiens ont été repérés par la police des frontières roumaine après avoir traversé illégalement la frontière vers la Roumanie, nous indique Iulia Stan, porte-parole de l'Inspection territoriale de la police des frontières roumaine.

La pression sur les hommes en âge de combattre s’accroît alors que l’Ukraine doit mobiliser de nouveaux soldats pour remplacer ceux qui ont été tués, blessés ou qui se battent depuis deux ans au front. Mais les plus motivés se sont déjà engagés, et les autorités peinent à trouver de nouveaux volontaires. Devant la possibilité d’être mobilisés, de nombreux Ukrainiens tentent de dangereuses traversées clandestines des frontières.

Des images d’hommes arrêtés lors de ces tentatives sont ainsi régulièrement partagées sur les réseaux sociaux, souvent par le Service National des Frontières de l’Ukraine lui-même.

Dix-Sept Hommes Ont Été Arrêtés À La Frontière Avec La Hongrie Par Les Gardes-Frontières Ukrainiens Le 15 Mars 2023.

Du début de la guerre en février 2022  jusqu’à novembre 2023, 19 740 hommes ont quitté illégalement l'Ukraine, a calculé la BBC sur la base des données sur les passages illégaux des frontières fournies par les pays frontaliers. Plus de 21 000 autres conscrits ont tenté de partir, mais ont été arrêtés, selon le gouvernement ukrainien, interrogé par la BBC. 

Ces tentatives ont parfois eu une fin tragique. “Les gens, espérant réussir, essaient de traverser une rivière de montagne à la nage, mais perdent la vie. Par exemple, le long de la rivière Tisa, qui fait partie de la frontière, 22 décès ont été enregistrés, sur un total d'environ 30” explique Andriy Demchenko, porte-parole des gardes frontières d’Ukraine.

Depuis le début de la guerre, 410 groupes accusés d’avoir organisé des traversées clandestines ont été arrêtés.

Pour éviter de prendre des risques, certains tentent de soudoyer les gardes frontières, mais ceux-ci sont surveillés par une unité dédiée. Le Service national des frontières de l’Ukraine a d’ailleurs décidé de jouer la transparence, en dévoilant le 5 mars  qu'il avait enregistré près d'un millier de cas de tentatives de corruption d'agents depuis le début de la loi martiale.

“Si on compare avec la période 2022, 2023, alors en général il y a une tendance à la diminution de ces tentatives [de traversées], parce que la plupart des tentatives de franchissement illégal de la frontière ont été enregistrées surtout dans les premiers mois de la loi martiale” affirme Andriy Demchenko.

“J'essaie de ne pas m'habiller de manière trop voyante pour ne pas attirer l'attention”

Plutôt que de risquer d’être appréhendé à la frontière, d’autres Ukrainiens préfèrent simplement se cacher des autorités.

Dans toute l’Ukraine, des officiers de conscription à la recherche de soldats pour l'armée ukrainienne organisent des contrôles dans les rues pour demander aux hommes en âge de combattre de mettre leurs documents militaires à jour. 

Des chaînes Telegram, suivies par des dizaines de milliers de personnes, diffusent des informations sur les emplacements de ces agents, malgré les efforts répétés du SBU ukrainien pour les fermer.

En Ukraine, les stratégies désespérées pour éviter la mobilisation

Maxim*, un homme de 47 ans que nous avons trouvé et contacté sur l’une de ces chaînes Telegram, explique ses stratégies pour se cacher des autorités de recrutement.

Je surveille régulièrement ces chaînes pour comprendre les tendances et connaître les endroits potentiellement dangereux. Je signale toujours moi-même à ces canaux les endroits calmes et ceux qui peuvent être dangereux. 

Ce n'est pas de ma faute si je ne veux pas servir, et encore moins me battre. Je n'ai jamais servi dans l'armée et je ne me suis jamais vu dans les rangs des militaires.

Les gens ne veulent pas aller à la guerre pour plusieurs raisons principales : la peur de mourir, la peur d'être gravement blessé et d'être laissé à lui-même sans aucune compensation ou assistance de l'État, le refus de servir pendant 3 ans, et enfin la peur qu'au lieu de la spécialité spécifique pour laquelle une personne postule, elle soit envoyée directement sur la ligne de front.

Bien sûr, je suis inquiet. J'ai limité mes déplacements en ville, j'essaie de ne pas aller dans les endroits bondés. Par temps chaud, je me déplace à vélo dans la ville, ce qui me permet de voyager rapidement et d'éviter les contrôles de documents. J'essaie de ne pas m'habiller de manière trop voyante pour ne pas attirer l'attention. Avant le trajet, j'examine les lieux situés le long de l'itinéraire prévu, et si je vois des personnes en uniforme ou des policiers quelque part, je choisis un autre itinéraire. 

J'ai pensé à quitter l’Ukraine à plusieurs reprises. Théoriquement, on peut essayer de partir clandestinement, mais c'est cher et dangereux. Aller dans un endroit inconnu n'est pas non plus une option pour moi. En revanche, si l'offensive russe se poursuit et s'approche de notre ville, je devrai y réfléchir à nouveau.

Les appels patriotiques ne motivent plus les gens, car tous ceux qui ont été encouragés par ces appels sont déjà partis à la guerre. Et la coercition provoque la réaction inverse : se cacher, se dérober.

Depuis le début de la guerre, des vidéos montrant des interpellations musclées de réfractaires sont régulièrement diffusées sur les réseaux sociaux. Par exemple, en novembre dernier, la vidéo d’un homme interpellé de force avait choqué les internautes et conduit le bureau d'État ukrainien à mener une enquête. Ces vidéos, vérifiées ou non, sont d’ailleurs régulièrement partagées par des comptes pro-russes dans une tentative de déstabilisation sur les réseaux sociaux.

Vidéo amateur d’une interpellation à Odessa, en Ukraine, en novembre 2023.

A l’inverse, certaines brigades ou des agences de recrutement privées qui proposent des emplois dans l’armée parviennent encore à recruter, grâce à des campagnes de publicité et des promesses de formation de qualité. 

Le marché noir des faux papiers

Pour se donner plus de chances d’échapper à la mobilisation, des citoyens désespérés achètent de faux documents attestant d’une incapacité à combattre. Au début de la guerre, certains bureaux de recrutement ou des médecins délivraient eux-mêmes de faux certificats médicaux contre rémunération. Mais les mesures prises par l’administration ukrainienne et les interventions des services de sécurité ont limité ces pratiques. C’est actuellement auprès de trafiquants offrant leurs services sur les réseaux sociaux que certains se tournent. 

En Ukraine, les stratégies désespérées pour éviter la mobilisation

En 2023, un total d'environ 3 300 falsifications de documents a été détecté aux points de contrôle, selon Andriy Demchenko.

Artem Bondar est avocat à Odessa spécialisé dans les affaires militaires.“J'ai personnellement traité le cas de 10 personnes détenues avec de faux papiers. Toutes ces personnes ont été condamnées à des amendes” , explique-t-il.

Faux mariage et faux divorce : d’autres stratégies pour éviter la mobilisation

Dans certaines circonstances, il est aussi possible d’obtenir un sursis de mobilisation pour raisons familiales. Un homme qui a la garde d’un enfant seul, ou la garde partagée de trois enfants, ou encore la charge d'un conjoint ou d'un enfant handicapé, peut être exempté de service militaire.

Artem Bondar explique que les personnes ne souhaitant pas combattre exploitent ces clauses à leur avantage.

“Certains personnes, par exemple, épousent une femme handicapée. Ils se marient officiellement, puis la personne essaie de passer la frontière ou d'obtenir un report de la conscription.

Il devient de plus en plus difficile pour ces personnes d'obtenir ces documents, car les forces de l'ordre augmentent la pression sur les personnes qui fournissent de tels services. Au début de l'invasion à grande échelle, le prix était d'environ mille dollars. Aujourd'hui, cela peut coûter plus de dix mille dollars [presque 9 200 euros].”

Il n’existe pas de chiffres précis sur ces mariages factices, mais les médias ukrainiens rapportent des dizaines de décisions de justice concernant le mariage avec des femmes handicapées afin de quitter l'Ukraine, avec quelques condamnations. Parfois, les gardes frontières publient des photos floutées des personnes soupçonnées d’y avoir eu recours qui sont arrêtées à la frontière.

En Ukraine, les stratégies désespérées pour éviter la mobilisation

“D’autres personnes divorcent [de manière factice], ils signent un accord selon lequel le père élèvera les enfants. Sur cette base, il est supposé être le seul à élever l'enfant, et c'est également la base de l'octroi d'un sursis” ajoute Artem Bondar.

Comme le rapporte le journal d’investigation ukrainien NGL.media, le nombre de pères qui retirent la charge de l’enfant à leur mère par le biais des tribunaux a considérablement augmenté depuis le début de la guerre : de 589 décisions de ce type ont été enregistrées en 2019, contre 2 708 décisions en 2023. Des juges sont également soupçonnés par le Bureau national anticorruption d’Ukraine d’avoir été payés 3500 dollars [environ 3200 euros] pour chaque décision favorable.

La loi ukrainienne prévoyant également un sursis de mobilisation pour les étudiants, les médias ukrainiens n’ont pas tardé à identifier un phénomène de forte augmentation d’inscription à l’université par les hommes. Ainsi, NGL.média rapporte que le nombre de nouveaux étudiants masculins âgés de 30 ans et plus a été multiplié par 23 entre 2021 et 2023.

Un projet de loi de mobilisation controversé

En décembre 2023, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré que l’armée était à la recherche de 500 000 combattants supplémentaires.

Actuellement, seuls les hommes de 27 ans et plus sont enrôlés, tandis que l'âge moyen des soldats ukrainiens est supérieur à 40 ans. Le gouvernement travaille sur une législation visant à abaisser l'âge de mobilisation à 25 ans, mais le projet de loi est impopulaire. Le 7 février, il a été adopté en première lecture, mais plus de 4 000 modifications ont été proposées, et doivent être considérées avant la deuxième lecture.

En février 2024, Volodymyr Zelensky a déclaré que 31 000 soldats ukrainiens ont été tués depuis le début du conflit. Il s'agit du premier bilan officiel donné par Kiev. Selon une enquête du New York Times d’août 2023, 70 000 soldats ukrainiens auraient été tués et entre 100 000 et 120 000 blessés.

En décembre 2023, un rapport des renseignements américains comptait 315 000 soldats blessés ou morts côté russe.

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