logo

L’annexion de la Crimée en 2014, acte de naissance d’un nouvel impérialisme russe ?
Il y a 10 ans, presque sans un coup de feu, la Fédération de Russie arrachait en à peine trois semaines la péninsule de Crimée à l’Ukraine. Avec ce coup de force magistral, Vladimir Poutine défiait les Occidentaux, partagés alors entre désintérêt et impuissance. Retour sur l’acte 1 du projet russe de mise au pas de cette ancienne république soviétique.

Le 27 février 2014 à l’aube, une cinquantaine de “petits hommes verts” font leur apparition aux abords du parlement régional de Crimée, dans la ville de Simferopol. Armés, cagoulés, ils ne portent aucun insigne et hissent le drapeau de la Fédération de Russie au sommet du bâtiment.

L’Ukraine est alors en plein chaos. Après plusieurs mois de crise politique et de manifestations, le président ukrainien pro-russe Viktor Ianoukovitch a été destitué deux jours plus tôt et nul ne comprend encore qui sont ces “petits hommes verts” et quelles sont leurs intentions.

Le soir même, en présence de ces hommes armés, l’assemblée régionale élit un nouveau Premier ministre de Crimée. Sergueï Axionov, homme d'affaires soupçonné de lien avec le crime organisé, est le chef du parti “Unité russe”, qui avait obtenu 4 % des voix aux dernières élections. Le soir même, il demande le soutien de Moscou et la tenue d’un référendum sur le rattachement de la péninsule à la Russie.

Dès le lendemain, le brouillard commence à se dissiper dans la presqu'île conquise par la Russie à la fin du XVIIIe siècle et rattachée depuis 1954 à l’Ukraine, alors république fédérée de l'URSS. Ce 28 février 2014, les gardes frontières ukrainiens signalent l’arrivée d’hélicoptères militaires venus de Russie qui ne répondent pas à leurs appels. Les hommes qu’ils transportent prennent le contrôle des aéroports de Sébastopol et de Simferopol. Eux non plus ne portent pas d’insignes et se présentent comme “des volontaires, présents pour empêcher l'atterrissage de fascistes ou de radicaux venant de l'ouest de l'Ukraine”.

Le 1er mars, deux jours après l’irruption des “petits hommes verts", Vladimir Poutine répond à leur appel et demande à la Douma, chambre basse du parlement russe, l’autorisation d’envoyer des troupes en Crimée. À Kiev, le nouveau gouvernement, arrivé au pouvoir à la suite du mouvement pro-européen Maïdan, comprend qu’il s’agit d’une “invasion” et d’une “occupation armée” et ordonne la fermeture de son espace aérien. Trop tard. La mécanique de l’annexion est enclenchée.

Le 6 mars, le parlement de Crimée demande son rattachement à la Russie. Le 16, les deux millions d’habitants de la péninsule l’approuvent à une majorité écrasante de 96,77 %, par le biais d’un référendum que ni l’Ukraine ni la communauté internationale ne reconnaissent. 

L’annexion de la Crimée en 2014, acte de naissance d’un nouvel impérialisme russe ?

À Washington, Paris et Berlin, on condamne “fermement” une annexion illégale au regard du droit international. Les Occidentaux mettent en place les premières d’une longue série de sanctions qui visent principalement des oligarques et des banques russes. À Moscou, on exulte. La cote de popularité de Vladimir Poutine explose car “au sein de la population russe, l'appartenance de la Crimée à l'Ukraine a toujours été vécue comme une aberration” explique Arnaud Dubien, directeur de l’observatoire franco-russe à Moscou.

“À cette époque, je peux vous assurer que le pays était électrisé. J’ai vu des gens qui étaient anti-Poutine approuver l’annexion. Il y a eu un moment d'euphorie qui a duré quelques mois” ajoute-t-il.

La Crimée a-t-elle toujours été russe ?

En Europe occidentale, le coup de force du maître du Kremlin ne semble choquer que les diplomates. De nombreuses personnalités politiques en France affirment que la Crimée “a toujours été russe”. Et puisque l’opération s’est déroulée sans effusion de sang, elle ne suscite pas vraiment d’oppositions. “L’annexion est présentée par Moscou comme le retour à la situation d'avant 1954. Et à l’Ouest, tout le monde accepte en gros cette version” affirme le géographe et diplomate français Michel Foucher.

Aujourd’hui majoritairement russophone et habitée par de nombreux retraités et militaires russes, la péninsule de Crimée n’a pourtant pas toujours été russe. Grecque il y a deux mille ans, puis ottomane, elle est conquise par l’impératrice Catherine II de Russie en 1783. Quand l’URSS succède à l’empire russe en 1922, elle fait partie de la république socialiste soviétique de Russie. En 1945, Staline ordonne la déportation des Tatars de Crimée, la population autochtone, musulmane et turcophone qui représente aujourd’hui 15 % des habitants de la péninsule. 

L’annexion de la Crimée en 2014, acte de naissance d’un nouvel impérialisme russe ?

En 1954, son successeur, l’Ukrainien Nikita Khrouchtchev, décide de rattacher la Crimée à la République socialiste et soviétique d'Ukraine. En 1991, lors de l’éclatement de l’Union soviétique, la Crimée demeure dans le giron ukrainien. Deux traités internationaux signés par la Russie dans les années 90 reconnaissent les frontières de l’Ukraine incluant la Crimée. La base navale stratégique de Sébastopol, QG de la flotte militaire russe en mer Noire, reste cependant sous contrôle de Moscou grâce à un système de bail octroyé à la Russie par l’Ukraine.

Conflit russo-ukrainen et stratégie impériale

Ces liens historiques ne peuvent expliquer à eux seuls l’annexion express de la Crimée en 2014. Aux yeux d’Arnaud Dubien, “il ne fait aucun doute que l'annexion de la Crimée est une réponse directe au renversement du président Ianoukovitch à Kiev. S'il n'y a pas Maïdan, il n'y a pas d'annexion. C'est le début d'une réponse russe à ce que Poutine perçoit comme un coup d'État organisé ou soutenu en sous-main par les Occidentaux”.

Cependant, la rapidité et le mode opératoire de cette annexion montrent, selon Michel Foucher, que ce n’est pas une décision prise dans l’urgence. “La crise ukrainienne, c'est un prétexte. Il y a le choix du moment, celui de l'échec du contrôle politique de l'Ukraine par un agent du Kremlin (l'ex-président ukrainien Viktor Ianoukovitch NDLR). Mais le plan de reconquête de l'Ukraine, morceau par morceau, c'est le projet de Vladimir Poutine depuis qu'il est président, en 2000”.

Ambassadeur de France en Lettonie dans les années 2000, le géographe est convaincu que le président russe, qui a placé dans son bureau du Kremlin des bustes des tsars Pierre le Grand et Catherine II, rêve de “restaurer la Grande Russie. Ou plus exactement de reprendre le contrôle de ce qu'on appelle le monde russe (Russkiy Mir, en russe), c'est-à-dire l’ensemble des territoires où il y a des Russes qui parlent la langue russe”.

Que l’annexion de la Crimée soit une réponse à la victoire des pro-occidentaux à Kiev ou un plan mûri de longue date par les cercles du pouvoir à Moscou, “pour les Russes, l'Ukraine est un pays très particulier avec qui ils partagent une longue histoire" rappelle Arnaud Dubien. “La perspective de voir l'Ukraine dans ses frontières de 1991 basculer dans le camp occidental - celui de l’Union européenne et de l’Otan - était une ligne rouge qui a conduit Poutine à prendre des décisions très lourdes en 2014, puis en 2022. Pour la direction politique russe actuelle, l'importance de l'Ukraine justifie une prise de risque colossale” ajoute le chercheur installé en Russie de longue date.

L'aveuglement des Occidentaux

En 2014, l’annexion de la Crimée a pris de court le gouvernement ukrainien et a laissé les Occidentaux sans réaction. Ainsi, à peine deux mois plus tard, Moscou lance une opération similaire dans le Donbass ukrainien. En avril 2014, la Russie pilote la prise de contrôle des oblasts (régions) de Donetsk et de Louhansk par des groupes locaux au prétexte de soutenir les populations russophones persécutées par les “fascistes” de Kiev. “Ces gens n'avaient pas d'insigne, on ne pouvait pas faire la preuve que c'étaient les forces spéciales russes car elles ont été présentées comme des forces d'autodéfense locales. C'est une mise en scène tout à fait extraordinaire”, commente Michel Foucher.

Ce nouveau coup de force provoque cette fois une réaction militaire de Kiev, qui parvient à limiter le contrôle des milices pro-russes et des "petits hommes verts" sur les deux “Républiques populaires” arrachées à l'Ukraine. Selon des chiffres de l'ONU, entre 2014 et 2022, la guerre du Donbass entre Kiev et Moscou fera 15 000 morts civils et militaires de part et d'autre des deux camps.

Le 24 février 2022, 8 ans après ses offensives en Crimée et dans le Donbass, Vladimir Poutine passe à la vitesse supérieure et lance l'armée russe à l’assaut de l’Ukraine tout entière. Moscou compte s’emparer de Kiev en quelques jours puis du reste du pays. Depuis la Crimée, les troupes russes prennent le contrôle d’une grande partie du sud de l’Ukraine et menacent la ville d’Odessa. Pour les Occidentaux, le choc est brutal : ce qu’ils considéraient en 2014 comme un conflit russo-ukrainien aux confins de l’espace européen devient une menace à leurs frontières immédiates. 

“Nous, les Occidentaux, avons fait preuve de faiblesse en 2014. On a dit aux Ukrainiens 'Écoutez, c'est fini, laissez tomber, la Crimée n'a jamais été à vous', en espérant que tout revienne dans l'ordre. Pour les Allemands, c’est à cause de la dépendance au gaz russe avec Angela Merkel et Gerhard Schroeder qui acceptent Nordstream (tous deux ont appuyé la construction des deux gazoducs sous la mer Baltique qui alimentent directement l'Allemagne en gaz russe NDLR). Du côté français, il y a cette espèce de fascination qui perdure pour la Sainte Russie et la culture russe qui fait que nous avons une vision un peu trop romantique de la Russie” regrette Michel Foucher, auteur d'une "Carte mentale du duel Russie-Ukraine". 

“Seuls les Anglais étaient beaucoup plus lucides. Après l'annexion de la Crimée, ils commencent à entraîner une partie de l'armée ukrainienne. Sans doute parce que pour les Anglais, au fond, les Russes sont le rival de toujours en Méditerranée ou en Asie (au XIXe siècle, l'impérialisme russe et britannique s'affrontent périodiquement dans ces régions, NDLR )”, ajoute-t-il.

La renaissance des ambitions géopolitique russes

L’annexion de la Crimée, il y a dix ans, a considérablement modifié la géopolitique mondiale. La Russie post-soviétique des années 1990, mise à genoux par une sortie chaotique du communisme, n'est plus. Elle a fait place à une puissance anti-occidentale qui semble décidée à renégocier les termes de la fin de la guerre froide. Dès 2006, Vladimir Poutine dénonce les élargissements successifs de l’Otan et de l’Union européenne jusqu’à ces frontières, fruits, selon lui, de l’humiliation politique et économique vécue par son pays dans les années 1990.

“L’annexion de la Crimée en 2014, c'est l'aboutissement de quelque chose qui vient de beaucoup plus loin et que certains font remonter à 1999 avec le Kosovo. Pour les Russes, l’intervention de l’Otan a démontré la duplicité de l'Occident et l’unilatéralisme américain (pour les dirigeants russes, l'intervention de l'Otan au Kosovo était une attaque contre un allié, la Serbie, en l'amputant d'une de ses provinces, le Kosovo, NDLR). Il y a ensuite l’intervention de 2003 en Irak qui les conforte dans cette idée” explique Arnaud Dubien.

Après l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine lance son armée dans une intervention extérieure en Syrie en septembre 2015, inscrivant à nouveau la Russie dans le jeu militaire et diplomatique du Moyen-Orient. En Libye, en Centrafrique, au Mali ou à Madagascar, la Russie refait également surface sur le continent africain.

Pour Arnaud Dubien, “l’annexion de la Crimée est un tournant majeur. Depuis, le pouvoir russe se sent plus sûr de lui, plus fort. Il considère qu'il est désormais inutile de chercher à convaincre les Occidentaux de la validité de ses arguments ou de la pertinence de ses intérêts. La Russie agit désormais sans tenir compte de l'avis occidental”.