
Le suspense, qui durait depuis 19 mois, est levé. La Commission des Affaires étrangères du parlement turc a donné son feu vert mercredi 27 décembre à l’adhésion de la Suède à l’Otan. Ce texte doit encore être ratifié prochainement par l'Assemblée plénière. La Turquie était le dernier membre de l'Alliance atlantique avec la Hongrie à bloquer l’entrée de la Suède dans l’Otan.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a accepté de lever son veto en échange d’un possible engagement américain sur la livraison des avions F-16 à la Turquie. Le chef d'État turc a eu un entretien téléphonique mi-décembre avec son homologue américain, Joe Biden.
Ce dernier est visiblement "d’accord pour faire un pas en direction de la Turquie et pour livrer ces avions et les kits de modernisation des F-16 que l’armée turque possède déjà, en contrepartie de l’accord des Turcs à l’entrée de la Suède dans l’Otan. Mais il faut que la vente soit approuvée par le Congrès américain, au sein duquel les rapports de forces sont fluctuants, explique Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris). Il s’agit d’un jeu complexe dont personne ne connait l’issue."
Contentieux historiques entre Ankara et Athènes
La Suède avait déposé sa candidature en même temps que la Finlande voisine, qui a été admise en avril, après le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Le veto turc à l’entrée de ces pays scandinaves à l’Otan a aggravé les tensions entre Ankara et l’Alliance Atlantique.
La Turquie objecte depuis le début du processus d’adhésion l’indulgence supposée de Stockholm envers certains groupes kurdes considérés comme terroristes par Ankara, comme le Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK en turc). Mais la position de la Suède a évolué depuis quelques mois. "Le pays a commencé à prendre des sanctions envers un certain nombre de militants du PKK, ou même à en renvoyer vers la Turquie", explique Aurélien Denizeau, docteur en sciences politiques de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales et chercheur en relations internationales.
Ce n’est pas la seule pomme de discorde entre la Turquie et l’Otan. Les vieux contentieux historiques entre Ankara et Athènes, tous deux membres de l’Alliance Atlantique, suscitent également des tensions au sein de l’organisation. Des désaccords sur le statut de territoires maritimes, comme celui des îles grecques en mer Egée, sont à l’origine du conflit entre la Turquie et la Grèce.
Les deux pays ne sont pas d’accord sur le tracé de leurs frontières maritimes et aériennes dans cette zone. "Cela déstabilise l’Otan parce qu’il s’agit d’un affrontement entre deux États membres. Mais aussi parce que ce conflit a montré que tous les pays de l’Alliance Atlantique n’ont pas une approche uniforme sur le sujet. La France soutient la Grèce alors que l’Allemagne est plus réservée. La Hongrie et la Pologne sont proches des Turcs, tandis que les Américains les critiquent sans défendre concrètement les intérêts grecs", explique Aurélien Denizeau.
Lors d'une visite historique du président Erdogan à Athènes le 7 décembre, la première depuis 2017, la Grèce et la Turquie ont convenu de réchauffer leurs relations diplomatiques. Parmi les engagements pris, l'augmentation des volumes d'échanges commerciaux et le travail sur l'épineuse question de la mer Égée.
La Turquie n'impose pas de sanctions à la Russie
Le refus de la Turquie d’imposer des sanctions à la Russie suscite également des tensions au sein de l’Alliance Atlantique, même si Ankara soutient l’Ukraine, notamment en lui fournissant des drones d'attaque Bayraktar TB2. Ankara a également fermé le détroit du Bosphore aux navires de la flotte russe de la mer Noire.
"Ce sont les commentateurs dans les pays de l’Otan qui reprochent à la Turquie de ne pas avoir pris de sanctions contre la Russie. Les gouvernements ont conscience que le pays ne peut pas se le permettre. Ankara dépend très largement de Moscou pour sa fourniture en énergie et ne peut pas prendre le risque d’une crise économique", analyse Aurélien Denizeau. D’ailleurs, rappelle le chercheur, la Turquie entretient de bonnes relations avec les pays d’Europe orientale, membres de l’Otan, comme la Pologne. Pourtant, ces derniers "sont viscéralement hostiles à la Russie. Mais de leur point de vue, les discussions des Turcs avec les Russes ne sont pas un problème."
En revanche, l’achat annoncé en 2017 par la Turquie de missiles de défense antiaériens S-400 à la Russie suscite de nombreuses inquiétudes au sein de l’Alliance Atlantique. Pour l’instant, ces armes n’auraient pas encore été activées. L’Otan demande que la Turquie les renvoie à Moscou. L’enjeu est sécuritaire. "En intégrant des données technologiques dans ces missiles, la Russie pourrait accéder à certaines données sensibles des pays de l’Otan. Activer ces missiles, cela revient à intégrer des armes avec des composants russes au sein de l’Alliance Atlantique, raconte Aurélien Denizeau. Du point de vue de l’organisation, cela représente une forme de pénétration de la haute technologie russe dans le système de défense de l’Alliance Atlantique."
La guerre à Gaza, un dossier brûlant
Le retour de la guerre au Proche-Orient suscite aussi des divergences entre la Turquie et les autres pays membres de l’Otan. Le président turc se fait le champion de la cause palestinienne. Certaines de ses déclarations sont très éloignées des positions de la majorité des gouvernements des États membres.
La Turquie ne considère pas le Hamas comme une organisation terroriste, contrairement aux États-Unis, au Canada, ou encore l'Union européenne. "Le Hamas n’est pas un groupe terroriste, c’est un groupe de libérateurs qui protègent leur terre", a affirmé le 25 octobre le président turc. Recep Tayyip Erdogan, est aller jusqu’à qualifier Israël "d'État terroriste", devant les membres de son parti réunis au Parlement turc, le 15 novembre.
Les observateurs ont noté un changement de ton chez le président turc après l’explosion survenue le 17 octobre à l’hôpital al-Ahli de Gaza, qui pourrait avoir été provoquée par la chute d’une roquette tirée par un groupe palestinien, selon des enquêtes indépendantes.
"Après le 7 octobre, Recep Tayyip Erdogan était dans une posture de médiateur. Mais après l'explosion à l'hôpital al-Ahli, il a totalement radicalisé son discours en attaquant vertement Israël, raconte Didier Billion. Il sait qu’une partie de l’opinion publique est d’accord avec lui. Et au niveau régional, ce discours est apprécié par les peuples du Moyen-Orient. Les puissances occidentales savent que ses déclarations musclées et radicales servent les intérêts fondamentaux de Recep Tayyip Erdogan, même si cela suscite des tensions avec des pays de l’Otan."
Mais ces tensions n’iront pas jusqu’au divorce. Washington considère que l’Otan a besoin de la Turquie, un pays qu’il voit comme une "forteresse sur le flanc sud-est de l’alliance. Et une base d’action très utile pour agir dans la région", explique Aurélien Denizeau. De son côté "le président turc considère que l’Alliance Atlantique est la véritable assurance sécurité de la Turquie. Ni la Russie, ni la Chine ne peuvent jouer ce rôle", estime Didier Billion.