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"Un prix trop élevé" : l'avenir incertain des veuves de guerre ukrainiennes
Des dizaines de milliers de militaires ukrainiens ont péri depuis le début de l’invasion à grande échelle de la Russie, le 24 février 2022. Les familles doivent reconstruire leur vie, au milieu d’une guerre dont elles ne voient pas le bout.

C’est en regardant les informations qu’Anastasia, 40 ans, a appris que son mari avait perdu la vie. Oleksii Dzhunkivskyi était connu en Ukraine comme champion de boxe, devenu entraîneur pour enfants et dirigeant de sa propre salle de sport à Irpin, une ville située au nord-ouest de Kiev.

Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, la famille a décidé qu’Anastasia et leur fille adolescente quitteraient Irpin pendant qu’Oleksii resterait sur place en tant que volontaire, travaillant avec l’armée pour aider les civils. "Il a livré de la nourriture, de l’eau, des médicaments et a aidé à l’évacuation. Au total, il a réussi à sauver environ 50 personnes", affirme Anastasia.

Lorsque les forces russes ont occupé la ville avec pour intention de s’en servir comme tremplin pour prendre la capitale ukrainienne, dix kilomètres plus à l'est, les "conditions étaient terribles", explique Anastasia. "Il n’y avait aucune connexion [internet], des bombardements constants, pas de lumière, pas d’eau."

Le 23 mars, Oleksii a dit qu’il prévoyait de partir d’Irpin et de retrouver sa femme et sa fille – juste après avoir aidé une dernière famille à partir. Mais un jour plus tard, les informations ont rapporté qu’Oleksii était décédé. Des témoins oculaires ont affirmé qu’il avait été abattu après que des soldats russes soient entrés dans sa salle de boxe.

"Un prix trop élevé" : l'avenir incertain des veuves de guerre ukrainiennes

Des dizaines de milliers de morts

Ni Kiev ni Moscou ne divulgue le nombre officiel des pertes militaires – les autorités ukrainiennes affirment que rendre public ces chiffres pourrait nuire à leur effort de guerre.

Les Nations unies estiment que 10 000 civils ont été tués depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022, et que 18 500 ont été blessés.

On estime que les pertes militaires sont bien plus élevées. Un groupe ukrainien collectant des données sur la guerre, le Book of Memory project, a dit en novembre avoir confirmé la mort d’environ 25 000 soldats ukrainiens, mais s’attend à ce que le bilan réel dépasse les 30 000.

En août, un rapport du New York Times a estimé que 70 000 membres de l’armée ukrainienne avaient été tués, alors que la Russie aurait perdu quelque 120 000 soldats.

Des deux côtés, le bilan humain a augmenté pendant l’hiver et le printemps 2023, pendant la bataille de Bakhmout, une ville à l’est de l’Ukraine surnommée le "hachoir à viande", où des centaines de soldats ont été tués ou blessés chaque jour pendant plusieurs semaines.

"Au téléphone, Oleksiy me parlait souvent de la vie militaire dans les tranchées et des combats. À Bakhmout, il disait que c’est dans les airs que la guerre était la plus intense. Les positions étaient constamment bombardées, et il y avait d’énormes pertes humaines", explique Juliya Selutina, 40 ans.

Son défunt mari était un avocat et entrepreneur vivant à Kiev qui, quand l’invasion russe a débuté, a immédiatement décidé de se battre pour l’Ukraine. En mai 2022, Oleksiy a achevé sa formation militaire et a été envoyé sur la ligne de front, à Bakhmout, pendant que Juliya et leur fille adolescente ont fui et trouvé refuge à l’étranger, dans un village du nord de l’Angleterre.

"Un prix trop élevé" : l'avenir incertain des veuves de guerre ukrainiennes

En juillet 2022, Oleksiy a été grièvement blessé à la suite d’une attaque aérienne. Il est décédé trois jours après avoir été admis à l’hôpital. Juliya a regagné l’Ukraine dès qu’elle a appris qu’il avait été blessé. Une visite de neuf jours qui s’est achevée par les funérailles de son mari.

Trouver du soutien

Juliya n’a vraiment commencé à faire face à son chagrin qu’à partir du moment où elle est retournée vivre en Ukraine, fin 2022. "J’ai ressenti une nouvelle vague de douleur. C’est là que j’ai finalement réalisé qu’Oleksiy n’était plus là", explique-t-elle.

Sa fille de 14 ans est retournée en Ukraine avec elle malgré le danger, insistant sur le fait qu’elle voulait vivre dans le pays pour lequel son père était mort. Le projet sur lequel Juliya travaillait dans le secteur des technologies de l'information a perdu son financement. Elle s’est retrouvée au chômage. Elles vivent désormais grâce à une pension militaire accordée à sa fille.

Contrairement à la France, où les veuves de militaires reçoivent une pension mensuelle de la part de l'État, les veuves ukrainiennes ne reçoivent qu'une allocation unique si leur mari meurt au service de l'armée. Elles peuvent avoir droit à des versements additionnels, sous la forme d'une pension mensuelle versée par les autorités locales par exemple, en fonction des régions où elles résident.

Mais Anastasia, dont le mari n’était pas dans l’armée lorsqu’il est mort, n'a pas eu droit à un tel soutien de la part de l'État ukrainien. Pendant l’occupation russe de la ville d’Irpin, Anastasia et sa fille ont perdu leur maison et tous leurs biens. Aujourd’hui, elle distribue bénévolement des biens à ceux qui sont dans le besoin, et s’en remet aux amis de son mari pour l’aider financièrement.

Anna Tymoshenko, 33 ans, n’a pas non plus reçu de soutien financier depuis que son compagnon, Serhiy, est décédé en août 2023, car elle et Serhiy n’étaient pas mariés.

Serhiy a servi dans l’armée ukrainienne pendant plusieurs années, gravissant les échelons jusqu'à devenir un officier décoré. Depuis février 2022, il était basé dans l’est de l’Ukraine, combattant à Mykolaïv, Kherson et Donetsk. Anna était enceinte de quatre mois de l’enfant de Serhiy lorsqu’elle a reçu un coup de téléphone l’informant que son compagnon était mort de ses blessures après avoir sauté sur une mine.

Depuis, elle vit dans un état de choc. "La famille entière continue d’attendre son retour de la guerre, des messages ou des appels de sa part. Même si nous savons que c’est impossible, vous ne pouvez pas dicter à votre cœur quoi penser", dit-elle.

Anna travaille comme médecin de famille dans le district d’Odessa, au sud de l’Ukraine, et aurait voulu bénéficier d’aides sociales de la part de l’État. Son enfant pourra quant à lui avoir droit à un soutien financier après sa naissance.

"Les travailleurs sociaux pourraient aider les familles de soldats tombés au combat avec les documents nécessaires, fournir une assistance psychologique et juridique, et ne pas les laisser seules dans un douloureux chagrin", estime-t-elle. Au lieu de cela, dit-elle, ceux qui restent "apprennent à faire face à leurs problèmes par eux-mêmes". "[Mais] il est difficile d’être seule et enceinte lorsque vous aviez toute votre vie devant vous, et un tas de plans pour le futur."

"La vie a été divisée"

Il existe en Ukraine un service d'assistance téléphonique public qui offre un soutien psychologique aux veuves. Mais Anastasia et Juliya ont toutes deux compris que leurs enfants ont été leur meilleure motivation pour faire leur deuil. "Le fait de réaliser qu’il ne restait plus que moi pour notre fille m’a aidé à tenir bon", explique Juliya.

Pour Daria Pogodaieva, 32 ans, l’un des aspects les plus durs de sa nouvelle vie est de faire comprendre à son fils de 4 ans que son père n’est plus là. "Il se souvient de son père, qu’il l’aime et qu’il lui manque", dit-elle. "Mais il ne sait pas ce qu’est la mort. Il ne sait pas ce que 'pour toujours' signifie. Il ne comprend pas qu’il ne reverra jamais son père."

Daria a rencontré Dymtro, son défunt mari, à Kiev. Il travaillait comme ingénieur dans l’entreprise pharmaceutique familiale de Daria. Lorsque l’invasion russe de l’Ukraine a commencé, il ne se sont jamais posé la question de savoir si Dymtro rejoindrait l’armée. "Mais je savais qu’il sentait au fond de lui qu’il devait le faire", explique-t-elle. "Il était ce genre de personne".

En janvier 2023, Dymtro officiait comme éclaireur dans une brigade maritime. Il était sur les lignes de front lorsque l’Ukraine a lancé sa contre-offensive, à l’été 2023.

"Un prix trop élevé" : l'avenir incertain des veuves de guerre ukrainiennes

Aux nouvelles positives de villages ukrainiens libérés de l’occupation russe s'est mêlée l'annonce d'une tragédie personnelle pour Daria. Dymtro et deux autres soldats ont été tués le 15 juillet à Makarivka, un village récemment libéré, alors qu’ils aidaient à déplacer de l’armement lourd. "Sa montre s’est arrêtée à 13 h 45", se souvient-elle. "C’est le moment où les bombes sont tombées sur eux."

Le deuil de Daria l’a amené à se questionner sur la guerre de manière générale. "Quand Dymtro est décédé, je ne comprenais pas à quoi sa mort avait servi. Cela valait-il la peine qu’il donne sa vie ? J’ai toujours l’espoir dans la victoire mais, pour le moment, il n’y a pas de perspective claire quant au moment où cela pourrait arriver."

Pour d’autres, le chagrin a rendu la victoire ukrainienne nécessaire. "Nous avons déjà payé un prix trop élevé", explique Anna. "Nous voulons être un peuple libre, [donc] nous devons nous défendre jusqu’au bout."

"J’ai l’espoir que nous assisterons une victoire rapide parce que je veux vraiment croire que ces terribles pertes n’ont pas été vaines", ajoute Juliya.

Pour Daria, la seule certitude est que la guerre a changé leur vie et celles de tant d’autres en Ukraine de manière irréversible. Après presque deux ans de combats, les raids aériens, les bombardements, les attaques de drone et maintenant le chagrin sont devenus des réalités quotidiennes.

"C’est peut-être la chose la plus effrayante à faire à des gens", explique-t-elle. "On s’habitue à cette nouvelle vie, et il a peu d’espoir que les choses puissent redevenir comme elles l’étaient avant. La vie a été divisée : il y a un avant et un après sa mort. Et la vie que j'avais avant ne reviendra jamais."

Daria Pogodaieva a traduit les témoignages retranscrits dans cet article.

Cet article a été traduit de l’anglais. L’original est à retrouver ici.