
Foudroyé par une crise économique sans fin, le Liban fait face à l’écroulement de son système de santé. Depuis 2019, plus de 3 000 médecins et infirmiers ont quitté le pays. Dans le privé, la dollarisation des soins a toutefois permis au secteur hospitalier de reprendre son souffle. En revanche, Les Libanais qui n’ont pas les moyens se tournent vers une structure médico-sociale. Reportage.
L'Hôpital français du Levant (HFDL) est un des fleurons de la médecine privée à Beyrouth. Sa réputation d'excellence a franchi les frontières du Liban et depuis 2018, il a fait l'acquisition d'un robot chirurgical de quatrième génération. L'établissement dispose aussi d'un centre de formation en robotique, unique en son genre au Moyen-Orient, qui forme des chirurgiens libanais, arabes et nord-africains aux techniques mini-invasives.
"J'ai dû m'endetter pour l'acheter, quelques mois avant le début de la crise financière à l'automne 2019", explique, en ce 14 novembre, le docteur Maalouf, actionnaire majoritaire de l'HFDL situé à Sin el-Fil, dans l'est de Beyrouth. "Heureusement que j'ai investi une partie de mon argent dans ce projet, sinon mes avoirs seraient actuellement bloqués à la banque".

Comme tous les Libanais, ce médecin et chef d'entreprise doit faire face à la pire crise économique et financière depuis le milieu du XIXe siècle (selon la Banque mondiale) et à la dévaluation de la livre libanaise (L.L.) qui a perdu en trois ans plus de 95 % de sa valeur face au billet vert. Résultat : les banques limitent drastiquement l'accès des déposants et des institutions publiques et privées à leurs comptes.
"On est contraints de payer de notre poche pour financer nos projets et les activités de l'hôpital. Nous réglons les factures de nos fournisseurs en dollars 'frais' (des dollars sur lesquels ne s'appliquent pas de restrictions bancaires), et sans délai de paiement, sinon ils refusent de nous livrer nos commandes. C'est la catastrophe ! Nous sommes un hôpital et non un supermarché qui pourrait fermer en temps de crise et rouvrir quand la situation s'améliore. De plus, l'explosion des prix de l'énergie est insoutenable. Elle représente 40 % de notre budget", ajoute le docteur Maalouf.
L'effondrement économique et la dégradation des conditions de vie au Liban ont poussé plus de 3 000 médecins, infirmiers et aides-soignants à s'expatrier, principalement vers les pays du Golfe, où le secteur hospitalier est en plein essor. Pour colmater la fuite des professionnels de santé libanais, qui a provoqué en 2021 la fermeture provisoire de certaines unités de soins, le docteur Maalouf a dû augmenter les salaires et verser des primes aux médecins spécialistes.
"Plus de la moitié de nos effectifs ont quitté le Liban entre 2020 et 2022. J'ai dû augmenter ces derniers mois, et de façon significative, les salaires des employés. Je tenais absolument à ce qu'aucune unité de soins ne soit fermée définitivement", nous confie-t-il en soupirant. Et de poursuivre : "Il en va de la réputation de notre établissement. Nous avons obtenu en 2015, à Dubaï, le prix du 'Meilleur Hôpital pour le Tourisme Médical'. Je déploie tous mes efforts afin de conserver le haut standing de notre institution et de permettre à l'HFDL de fonctionner le plus rapidement possible à pleine capacité".
La dollarisation du secteur hospitalier
Toujours dans le secteur de la médecine privée, les hôpitaux adaptent leur fonctionnement au gré de la volatilité de la livre libanaise face au dollar américain sur le marché noir.
"La situation s'améliore avec la dollarisation du secteur hospitalier. Les importateurs de médicaments et de matériel médical ont repris leurs activités, malgré les énormes pertes financières qu'ils subissent en raison de la fluctuation du taux de change ", expose le docteur Henry Fakhoury, anesthésiste-réanimateur au Beirut Eye and ENT Specialist Hospital (BESH), situé dans le quartier du Musée national, à Beyrouth. "La relance des importations et l'ouverture du marché aux génériques a desserré l'étau sur les hôpitaux", précise-t-il.
Les pénuries de nombreux médicaments essentiels enregistrées dès juin 2020 étaient d'une ampleur inédite et ont engendré pendant plusieurs mois des répercussions graves sur les patients. Face à l'incurie prolongée de l'État libanais, certains établissements, dont l'hôpital gouvernemental de Tripoli et l'hôpital universitaire Rafic-Hariri, fonctionnent grâce à des dons d'argent et de médicaments.
La dollarisation des soins a renforcé les inégalités sociales de santé, alors que de nombreux Libanais n'ont pas les moyens de payer leur facture d'hospitalisation ou de souscrire une couverture médicale privée.
"La caisse nationale de Sécurité sociale et les organismes publics règlent nos factures en calculant le dollar au taux officiel de 1 500 livres libanaises. Pour rentrer dans nos frais, nous sommes obligés de facturer nos services au taux du marché parallèle (39 000 L.L)", indique le docteur Fakhoury. Et d'ajouter : "Le patient ou le malade qui ne dispose pas d'une couverture médicale en dollars devra payer la différence. Nous sommes soucieux de nos responsabilités sociales, et c'est la raison pour laquelle nos tarifs hospitaliers ont été revus à la baisse".

Les revenus des médecins ont souffert de ce réajustement des prix. Certains ont vu leur rentrée d'argent fondre de plus de moitié. "C'était inévitable ! Mais avec la dollarisation de plusieurs secteurs connexes, notamment celui des assurances privées, j'envisage une réévaluation des salaires, avec une augmentation du pourcentage de la paye en dollars 'frais'. Les restrictions bancaires nous obligent à payer nos employés en espèces", précise Michael Cherfan, PDG du BESH.
Dans les hôpitaux publics et dans d'autres établissements de santé du Liban, les rémunérations sont toujours effectuées en une devise appelée "lollars", contraction de livre et dollar, cotée à 8 000 livres pour un dollar, voire au taux officiel de 1 500 L.L.
"J'ai décidé de rester au Liban et de lutter. Le pays a traversé plusieurs crises durant ces quatre dernières décennies, et il s'en est remis. Je garde espoir dans l'avenir ! Les conditions de travail s'améliorent, lentement mais sûrement !", s'exclame le docteur Fakhoury sur un ton enjoué.
"À 60 ans, il est difficile de refaire sa vie à l'étranger. Si j'avais 40 ans, et si j'étais moins concerné par la chose publique, je serais peut-être parti. Mais là, c'est impossible. Le pays a besoin de nous."
Les centres de soins de santé primaires, une alternative abordable
Face à l'effondrement de l'ensemble du secteur hospitalier, public et privé, et à l'augmentation vertigineuse du coût des soins et des médicaments, bon nombre de Libanais se tournent vers les centres de soins de santé primaires (CSSP). Ces établissements médico-sociaux, accrédités par le ministère de la Santé publique, ont pour mission d'assurer des services de qualité, allant de la prévention jusqu'aux traitements, gratuitement ou à des prix accessibles.
Jamale Daou est infirmière au CSSP du village de Baabda, située dans le sud-est de Beyrouth. Depuis 26 ans, elle est aux petits soins pour les personnes âgées et les plus démunis. Dans cette localité, près de 200 personnes ont recours à cette structure qui fonctionne essentiellement grâce aux donations de particuliers et à l'aide d'ONG locales. Les contributions financières de l'État sont quasi inexistantes depuis le déclenchement de la crise financière, il y a bientôt 4 ans.
"Avant la crise, une vingtaine de personnes atteintes de maladies chroniques se présentaient mensuellement au centre pour récupérer leurs médicaments. Aujourd'hui, plus de 140 sont inscrites sur nos listes, sans compter les malades qui viennent de l'extérieur du village. Nous ne refoulons pas ceux qui sollicitent notre aide" assure Jamale Daou, dont la voix trahit ses émotions.
"La suppression des subventions gouvernementales sur les médicaments par la Banque du Liban est un acte d'une profonde inconscience. Au Liban, rien ne garantit aux malades l'accès aux médicaments essentiels".

Cela fait trois semaines que Pierre, 85 ans, se rend au CSSP de Baabda dans l'espoir de se procurer le médicament nécessaire au traitement de son adénome de la prostate. Ce vieil homme, à la carrure d'athlète, a du mal à cacher son désespoir.
"Je n'en peux plus ! Chaque mois, c'est le même scénario. Je dois faire dix fois le tour des CSSP et des associations caritatives. Rien ! Personne n'est capable de m'aider. Le médicament est introuvable. Que voulez-vous que je fasse ? Je suis à bout de nerfs !", lance-t-il, réprimant des sanglots. "Ils (les responsables libanais) veulent qu'on crève. Ils ne se soucient pas des souffrances de la population. S'ils sont malades, ils ont accès aux plus grands hôpitaux du pays. S'ils ont besoin d'un médicament, ils peuvent se le procurer sans difficulté en pharmacie, ou le commander à l'étranger".
"La dégradation en flèche de la situation des personnes les plus modestes est très inquiétante, d'autant plus que la caisse nationale de Sécurité sociale fait face à une crise majeure. Nous manquons de médicaments car les donateurs n'ont plus les moyens de subvenir à nos besoins comme par le passé. Qu'elle nous vienne en aide", dit Jamale Daou, en regardant la statue de la sainte Vierge Marie qui trône à l'entrée du centre.