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En Iran, la répression des ultraconservateurs contre les cinéastes va crescendo

Un an après l’arrivée au pouvoir d’un président ultraconservateur, la répression des autorités iraniennes cible le cinéma iranien, dont Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof sont des icônes à l’étranger. Leur arrestation en juillet est le reflet des nombreuses pressions dont font l’objet les cinéastes et les acteurs.

"Qui sera le prochain sur la liste ?". C’est l’état d’esprit qui a gagné le milieu du cinéma iranien depuis l’arrestation des réalisateurs Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof en juillet à Téhéran.

Jafar Panahi, condamné à 6 ans de prison en 2010 pour "propagande contre le régime", est l'un des cinéastes iraniens les plus primés. Il a obtenu notamment le prix du scénario à Cannes en 2018 avec "Trois Visages", trois ans après l'Ours d'or à Berlin pour "Taxi Téhéran". Quant au réalisateur Mohammad Rasoulof, il a remporté l'Ours d'or à Berlin en 2020 pour "Le diable n'existe pas", et le prix de la catégorie "Un certain regard" à Cannes pour son précédent long métrage "Un Homme intègre" en 2017. Tous deux sont très connus et leur arrestation a été médiatisée à l’étranger, mais d’autres personnalités ont été touchées par cette vague de répression qui s’abat depuis quelques mois sur le cinéma iranien.

"Cette vague d’arrestations n’a pas commencé avec Panahi et Rasoulof", indique Asal Bagheri, enseignante-chercheuse à l’université Cergy-Paris et spécialiste du cinéma iranien. À quelques jours du festival de Cannes, en mai, une douzaine de documentaristes ont été arrêtés, au rang desquels Mina Keshavarz et Firouzeh Khosravani, deux réalisatrices régulièrement invitées en France et récompensées dans des festivals internationaux.

"Et ce n’est que le début", redoute Asal Bagheri. D’autres cinéastes ont été mis sous pression. Fin août, ce sont Majid Barzegar et Mohsen Amir-Yousefi, deux documentaristes engagés qui ont reçu une convocation de la justice iranienne. "Nous entrons dans une période de répression dommageable pour la culture", regrette la spécialiste du cinéma iranien.

L’équipe de "Leila et ses frères" sous pression

Au retour du festival de Cannes cette fois, c’est l’équipe du film de Saeed Roostaee, "Leila et ses frères", applaudi lors du festival et projeté en ce moment dans les salles françaises, qui s’est retrouvée en difficulté.

Non seulement le film, qui aborde sans tabou les ravages de la crise économique en Iran, a été interdit dans le pays, mais son équipe a été mise sous pression, notamment l’un des acteurs principaux, Navid Mohammadzadeh, dont plusieurs pièces de théâtre ont été suspendues. "Dans son film, Saeed Roostaee a réussi à jouer de façon très intelligente avec les lignes rouges, mais la sortie du film à Cannes, à un moment où le pays a traversé une grave crise sociale, a crispé les autorités iraniennes", analyse Asal Bagheri.

Au-delà de l’aspect politique, "certains comportements cannois ont déplu aux autorités" ajoute la chercheuse. "En Iran, quand un film est jugé pour sa moralité, cela englobe le contenu du film mais aussi tout ce qui se produit autour, en passant par l’attitude et les déclarations des acteurs et des réalisateurs dans les médias, tout particulièrement à l’étranger".

En cause notamment dans le cas de "Leila et ses frères", le french kiss de Navid Mohammadzadeh , qui a embrassé sa femme sur les marches de Cannes, pour célébrer sa joie d’être là, devant les caméras du monde entier. Un geste jugé immoral par les autorités iraniennes, bien que les deux artistes soient mariés.

Autre membre du casting dans le viseur des autorités, l’actrice Taraneh Alidoosti, célèbre pour ses rôles dans plusieurs films d’Asghar Farhadi. "Extrêmement populaire en Iran, elle est l’une des figures du mouvement Me too dans le milieu du cinéma iranien et elle n’a pas sa langue dans sa poche", commente Asal Bagheri.

Une liste de cinéastes interdits d’exercer

Le 16 août, pour la première fois, l'Organisation du cinéma iranien, un organe dépendant du ministère de la Culture, a fait savoir qu’une liste de personnalités du cinéma faisant l’objet d’une interdiction de travailler serait bientôt rendue publique. Rien n’est encore acté, mais déjà Taraneh Alidoosti, dont le nom pourrait figurer sur cette liste noire, s’est adressée aux autorités dans une lettre publiée sur Instagram. L’actrice a jugé "malheureux" et "illégal" la parution d’une telle liste.

Auparavant, les interdictions d’exercer tombaient au cas par cas, au gré des condamnations judiciaires dont les cinéastes faisaient l’objet, et parfois de façon officieuse. "Mais jamais encore les autorités n’avaient parlé de liste officielle. Cela marque un tournant répressif", estime Asal Bagheri.

L’arrivée d’Ebrahim Raissi, un religieux ultraconservateur élu président en juin 2021, n’y est pas pour rien. "Le milieu culturel savait que la répression s’accentuerait une fois le gouvernement ultraconservateur en place. Cela rappelle les heures les plus sombres de l’époque Mahmoud Ahmadinejad [2005-2013], durant laquelle de nombreux documentaristes ont été arrêtés".

Le reflet cinématographique d’une société au bord de l’implosion

Si les rapports entre le pouvoir et les cinéastes iraniens sont tendus, c’est aussi à cause d’un contexte social explosif. L’Iran traverse l’une des pires crises économiques de son histoire avec une inflation galopante. En juin, le pays a connu d’importantes protestations contre les autorités, accusées d’incompétence et de corruption dans la ville d’Abadan après l’effondrement d’un immeuble.

"La société iranienne est devenue de plus en plus revendicatrice et audacieuse", constate Asal Bagheri. "Or l’œuvre de cette vague de réalisateurs, qui s’inscrivent dans une forme de ‘cinéma social’, reflète les maux de la société. Ils ne sont que le reflet de cette colère".

Des mouvements de protestation avec lesquels ces cinéastes n’hésitent plus à afficher leur solidarité. Une centaine de personnalités iraniennes, dont Jafar Panahi, Mohammad Rassoulof et de nombreux artistes ont signé, en juin, une lettre appelant les autorités à "baisser les armes" face aux protestataires d’Abadan. C’est d’ailleurs l’une des raisons invoquées par les autorités pour justifier les récentes arrestations. "Certains subissent toujours des pressions et doivent rendre des comptes. On leur demande de retirer publiquement leur soutien à cette pétition", relate Asal Bagheri. Aucun pour le moment n’a accepté.