Le jour où le président russe Vladimir Poutine annonçait que la Russie avait lancé une offensive contre l'Ukraine, Sergueï* embarquait dans un avion à destination de l'Ouest, quittant sa ville natale de Saint-Pétersbourg. Trois semaines après le début de la guerre, comme des dizaines de milliers de compatriotes, ce Russe se fait à l'idée qu'il ne rentrera peut-être plus jamais chez lui. Il témoigne pour France 24.
Sergueï a tout laissé derrière lui, à Saint-Pétersbourg, le 24 février. "Je suis littéralement parti le premier jour de la guerre", raconte ce travailleur indépendant russe à France 24, via une messagerie cryptée, depuis un lieu qu'il préfère ne pas divulguer pour l'instant.
Sergueï se décrit comme un Russe "normal", une personne discrète et sans fracas. Contrairement à son père vieillissant et consommateur de la télévision d'État, lui s'oppose fermement à Vladimir Poutine et à la guerre en Ukraine. "Je suis contre Poutine depuis qu'il est arrivé [sur le devant de la scène politique] il y a 22 ans", déclare-t-il, dénonçant le manque total de respect de l'autocrate pour les droits de l'Homme. "Et je déteste cette guerre injuste contre nos frères ukrainiens".
"Mon père, ajoute-t-il, vit dans un monde complètement différent du mien et il pense que l'armée russe sauve les Ukrainiens des néo-nazis. C'est complètement absurde. Je ne peux pas parler politique avec lui."
"Qui veut que ses enfants grandissent dans un pays comme celui-là ? "
Sergueï avait prévu de partir travailler à l'étranger au printemps, mais à mesure que les rumeurs d'une invasion imminente de l'Ukraine se sont rapprochées, il a préféré précipiter son départ. "J'ai décidé de prendre l'avion en urgence car j'avais peur que la situation ne devienne vraiment difficile, très rapidement, et que les frontières ne se ferment", explique-t-il.
Les événements lui ont donné raison. En quelques jours, l'Union européenne a fermé son espace aérien à la Russie. Le seul moyen pour des ressortissants russes de rejoindre l'Occident par voie aérienne est désormais de passer par la Serbie, la Turquie, la Chine ou les Émirats arabes unis, avec des billets à des prix exorbitants.
Cela fait trois semaines maintenant que Sergueï est loin de sa femme et de ses enfants. "J'ai commencé à lancer les démarches pour faire sortir ma famille", précise-t-il. Bien qu’il soit détenteur d’un billet retour, il doute de plus en plus de parvenir un jour à rentrer chez lui. "Ces vingt dernières années, je n'ai jamais voulu quitter Saint-Pétersbourg. J'aime profondément ma ville et la culture russe. Je suis vraiment patriote. Mais on commence à avoir l'impression que la Russie est en train de devenir une autre Corée du Nord ou un autre Iran. Qui veut que ses enfants grandissent dans un pays comme celui-là ?"
Sergueï n'est pas le seul à éprouver ce sentiment. "J'ai plusieurs amis qui sont soit déjà partis, soit qui évoquent un départ", raconte-t-il. Plus de 200 000 Russes ont quitté leur pays depuis que Moscou a déclenché sa guerre en Ukraine le 24 février, selon une estimation de Konstantin Sonin, économiste russe à la Harris School of Public Policy de l'Université de Chicago, datant du 8 mars. En l'absence de nouveaux chiffres, on ignore toutefois combien d'autres ont pris le chemin de l’exil depuis.
Manifestation en soutien à Navalny
Bien que Sergueï soit parti depuis peu, il trouve que la vie en Russie a changé de façon spectaculaire, dans les retours que lui font sa famille et ses amis. "Le rouble a perdu la moitié de sa valeur et les prix ont augmenté sur tout ce qui est importé de l'Ouest, comme les smartphones, les machines à laver et les voitures - devenus 30 à 40 % plus chers."
Mais le pire, selon lui, c'est la répression exercée par le régime de Poutine, qui devient de jour en jour plus étouffante. Les autorités russes ont en effet durci considérablement l’arsenal judiciaire contre toute voix dissidente depuis l’entrée en guerre contre l’Ukraine, avec notamment une loi adoptée le 4 mars réprimant très sévèrement toute dénonciation du conflit.
"Il y a un an, je suis allé défiler en soutien à [l'opposant au Kremlin] Alexeï Navalny. À l'époque, en tant que 'primo-délinquant', vous risquiez une petite amende, ou, si vous n'aviez pas de chance, jusqu'à 30 jours de prison. Mais aujourd'hui, ils arrêtent beaucoup plus de monde. En tant que 'récidiviste', vous risquez une amende équivalente à environ un an de salaire au minimum et jusqu'à 15 ans de prison. Vous pouvez être battu et torturé. Certaines personnes héroïques manifestent encore, mais je ne suis pas aussi courageux. J’ai peur."
"Et vous avez probablement entendu parler de la nouvelle loi qui rend illégal le fait même d'appeler la guerre une 'guerre', n'est-ce pas ?", invective Sergueï, faisant référence au projet de loi du Kremlin qui a rendu illégal le fait de se référer à la guerre de la Russie contre l'Ukraine comme autre chose qu'une "opération militaire spéciale" soigneusement formulée. Toute personne enfreignant cette loi risque des amendes élevées et jusqu'à 15 ans de prison. "Mais c'est une guerre !" déplore Sergueï.
Conséquence de ce durcissement législatif, bien qu’il ne se considère en aucun cas comme un activiste politique, lui et ses amis russes anti-guerre préfèrent toutefois prendre des précautions supplémentaires lorsqu'ils communiquent entre eux.
"Pour l'instant, ce dont je parle à mes amis n’intéresse peut-être pas [le service de renseignement russe]. Mais cela pourrait changer rapidement", craint-il. "Nous ne nous appelons plus sur des lignes fixes et nous utilisons différentes applications de messagerie [cryptées] comme WhatsApp et Telegram. Les gens disent que ces applis ne sont pas surveillées par le FSB, mais qui sait ?"
"J'ai fait le service militaire, donc je pourrais être envoyé"
La plupart des plateformes de réseaux sociaux occidentaux, tels que Facebook, Instagram et Twitter, ne sont plus accessibles en Russie depuis début mars, après avoir été bloquées par le gouvernement russe. "Mais vous pouvez toujours accéder aux réseaux sociaux via un VPN. La plupart de mes amis en ont installé un", assure Sergueï. Cette technologie qui permet de dissimuler l’emplacement géographique d’une connexion internet donne également aux amis de Sergueï restés au pays l’accès à des informations internationales indépendantes afin de lire ce qui se passe réellement - à la fois en Ukraine et chez eux.
"Ce qui se passe en Ukraine est effroyable. C'est vraiment, vraiment effroyable", répète-t-il. "Et j'ai lu récemment que les Russes qui partent sont interrogés au moment de passer la frontière lors du contrôle des passeports. On leur pose des questions sur leur position politique vis-à-vis de la situation actuelle. Ensuite, ils doivent débloquer leurs téléphones et montrer leurs comptes Facebook et ainsi de suite. C'est vraiment effrayant", s’alarme-t-il.
Mais la plus grande crainte de Sergueï, s'il rentrait chez lui, serait d'être appelé à combattre dans une guerre qu'il ne soutient pas du tout. Poutine a déclaré le 8 mars qu'aucun conscrit russe ne serait envoyé combattre en Ukraine, mais Sergueï a du mal à le croire : "c'est maintenant très clair : il veut reconstituer l'empire russe autant que faire se peut".
"Si Poutine sent que la guerre ne se déroule pas selon ses plans, je pense qu'il n’hésitera pas à envoyer des conscrits. J'ai fait le service militaire, donc je pourrais être envoyé. Je détesterais me battre contre les Ukrainiens que je soutiens sincèrement. Je déteste cette guerre", termine-t-il.
Les événements donnent encore une fois raison à Sergueï. Bien que la loi interdise de déployer des conscrits en opérations hors des frontières du pays, la Russie a admis, au lendemain de la déclaration de Vladimir Poutine, la présence de soldats conscrits en Ukraine.
*Le prénom a été changé pour des raisons de sécurité
Cet article a été adapté de l'anglais. Voir ici l'article original.