Le Japonais Yasuyoshi Chiba a remporté le prix de la meilleure photo de l’année du World Press 2020, le concours de photojournalisme qui a annoncé le 16 avril les lauréats de sa 63e édition. Pour France 24, le photographe revient sur le moment de grâce qu'il a capturé pendant les manifestations au Soudan, en juin 2019.
Il fait nuit noire. Seules les lumières des téléphones portables éclairent la scène. Au centre, un jeune homme, main sur le cœur, déclame un poème au milieu d'un groupe d'hommes, de femmes et d'enfants. Prise le 19 juin 2019 à Khartoum, parmi les manifestants pacifiques qui appelaient à une révolution civile au Soudan, la photo, presque mystique, vaut à son auteur, Yasuyoshi Chiba, le prix de la photo de l'année du World Press 2020.
La plus prestigieuse des compétitions internationales de photojournalisme a annoncé, jeudi 16 avril, les lauréats de sa 63e édition, dont la meilleure photo et la meilleure série – remportée, elle, par le Français Romain Laurendeau pour son travail sur la jeunesse algérienne. Le concours comprend huit catégories : problématiques contemporaines, environnement, information générale, magazine, nature, portrait, sport et "spot news" (actualité).
"C'est une très belle reconnaissance, maintenant les gens vont me faire confiance", réagit auprès de France 24 Yasuyoshi Chiba. Le photographe japonais ne manque pourtant pas de crédibilité : ex-photographe pour le grand quotidien japonais Asahi Shimbun, il est aujourd'hui chef de la photo pour l'Agence France-Presse (AFP) en région Afrique de l'Est et océan Indien, et il a déjà remporté deux récompenses du World Press, en 2009 et 2012. "Mais jamais le Grand prix", se réjouit-il, fier aussi pour son pays. "C'est la première fois qu'un Japonais remporte ce prix depuis 40 ans", s'étonne-t-il.
Basé à Nairobi, au Kenya, Yasuyoshi Chiba ne pourra néanmoins pas exposer son travail dans son pays natal cette année, du moins pas pour l'instant. Alors qu'une exposition itinérante à travers 40 pays est habituellement organisée à l'issue de l'annonce des lauréats du World Press Photo, elle a été suspendue cette année en raison de la pandémie de Covid-19, explique à France 24 l'association néerlandaise qui organise le prix.
"Je pensais que j'arrivais trop tard"
Confiné au Kenya, Yasuyoshi Chiba ne pourra pas non plus partager son prix avec le personnage central de sa photo comme il le souhaiterait. "J'espère le recroiser la prochaine fois que j'irai au Soudan pour pouvoir le remercier", confie-t-il. Le photographe a le sentiment d'avoir partagé, ce soir du 19 juin 2019, un moment de grâce avec cette foule de manifestants. Pourtant, pour cet habitué de l'actualité chaude, cette mission au Soudan lui semblait mal commencer.
"Cela faisait deux mois que je trépignais pour partir", raconte-t-il. Yasuyoshi Chiba était prêt à sauter dans l'avion dès la chute du président Omar el-Béchir, destitué par l'armée le 11 avril 2019 après plusieurs mois de manifestations populaires. "Je voyais qu'il y avait une belle atmosphère, les gens étaient contents, solidaires, pacifiques. J'étais très excité à l'idée d'aller là-bas", raconte le photographe. Mais faute de visa, il ne part qu'en juin. "Je pensais que tout était fini et que j'arrivais trop tard."
Pendant ce laps de temps, un gouvernement de transition militaire s'est mis en place au Soudan, tandis que les manifestants se sont installés devant le ministère des Armées pour réclamer la passation du pouvoir aux civils. Le 3 juin, des hommes en armes du régime attaquent ce sit-in démocratique, tirant sur les civils, brûlant leurs tentes et jetant leurs cadavres dans le Nil. Le bilan fait état de plus d'une centaine de morts, de centaines de blessés et de centaines de disparus.
Capturer l'énergie collective dans la révolution
Yasuyoshi Chiba n'arrive à Khartoum qu'après. "Quand je suis arrivé, c'était le silence. On ne voyait plus de manifestants dans les rues", se souvient-il. La répression s'est durcie, les opposants se cachent et les autorités militaires empêchent les rassemblements, en coupant notamment les moyens de communications, téléphone et Internet. Mais si la rue se tait, le peuple chuchote. Des meetings de l'opposition sont organisés clandestinement le soir et la nuit. Et c'est ce qu'il photographie le 19 juin au soir.
Ils sont seulement deux journalistes, un photographe et un vidéaste de l'AFP, à être présents ce soir-là. "Les gens ont commencé à se rassembler, à se tenir les mains et à répéter en arabe le mot 'révolution'. (...) On était plongés dans le noir complet, je pensais qu'il serait impossible de faire une photo. Mais les manifestants ont sorti leurs portables pour éclairer la scène et cet adolescent a commencé à réciter un poème."
"C'était un moment très spécial. J'ai voulu capturer cette énergie collective, cette solidarité dans la révolution. C'était la première fois que je vivais ça, c'était très intense. J'étais fasciné par la scène. Au Japon, on ne récite pas de poème comme ça pendant les manifestations ! Quand on ressent une émotion forte comme cela, on sait que la photo va être bonne", estime Yasuyoshi Chiba.
"Je partais pour du 'news', mais cette photo raconte bien plus qu'un événement. Elle dit quelque chose du contexte culturel de ce pays, conclut-t-il. C'est parfois dans les moments moins exposés que la magie opère." Une bonne leçon pour les journalistes : il n'est jamais trop tard, quand on sait voir et raconter les histoires.