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À une semaine du nouveau scrutin convoqué pour le 23 juin, les candidats à la mairie d'Istanbul se sont affrontés dimanche lors d'un débat historique. Un évènement clé d’une campagne marquée par le silence du président Recep Tayyip Erdogan.

Les deux candidats à la mairie d'Istanbul ont participé, dimanche 16 juin, à un débat télévisé historique, à une semaine du nouveau scrutin convoqué pour le 23 juin, après l'annulation controversée de la première élection, remportée par l’opposition.

L’ancien Premier ministre Binali Yildirim, candidat du Parti de la justice et du développement (AKP – islamiste conservateur) du président Recep Tayyip Erdogan, a débattu pendant près de trois heures avec Ekrem Imamoglu, candidat kémaliste de la principale formation de l'opposition, le CHP (social-démocrate).

Ce dernier avait infligé une défaite retentissante au parti au pouvoir en devançant, lors de l’élection municipale du 31 mars, d'environ 13 000 voix Binali Yildirim, avant que l’AKP ne parvienne à faire annuler le scrutin par le Haut comité électoral, en déposant plusieurs recours pour irrégularités. Le maire déchu avait alors dénoncé "un putsch contre la démocratie en Turquie".

Un débat "technique et compassé"

Ce débat, le premier de ce genre organisé dans le pays depuis 2002 – auquel avait d’ailleurs participé Recep Tayyip Erdogan –, était très attendu par les Turcs. Considéré comme un évènement politique national, alors qu’il s’agit d’une élection locale dans un pays très centralisé, il a bénéficié d’une large couverture médiatique et a été retransmis en direct par plus de 20 chaînes de télévision.

Les deux candidats ne se sont jamais vraiment adressé directement l’un à l’autre, conformément aux règles du débat établi e s à l’avance. Le ton est un peu monté lors de la première partie consacrée à l’annulation du scrutin du 31 mars, avant que chaque candidat ne se contente de répondre tour à tour aux questions du modérateur.

"Sur la forme des échanges, on peut dire qu’Ekrem Imamoglu est apparu plus tranchant dans ses interventions, plus dynamique et à l’aise, tandis que Binali Yildirim qui paraissait plus timide et fatigué, rapporte Ludovic de Foucaud, correspondant de France 24 en Turquie. Sur le fond, d’aucuns en Turquie regrettent sur le caractère trop technique et compassé des réponses, et déplorent qu’il n’y ait pas eu de dialogue direct et trop de retenue."

Et d’ajouter : "Cependant, le fait que ce débat ait eu lieu, que le candidat officiel du pouvoir ait accepté de s’asseoir autour de la même table que celui de l’opposition, qu’ils aient débattu cordialement pendant deux heures et demi devant la nation entière et bénéficié du même temps de parole et donc de la même exposition médiatique, est considéré comme une bonne nouvelle pour la démocratie turque".

Istanbul une ville symbole pour Erdogan et l’AKP

Plus tôt dans la journée, le président Recep Tayyip Erdogan était intervenu publiquement pour tenter de minimiser l'importance du scrutin du 23 juin.

"L'élection dans une semaine est seulement pour désigner le maire", a-t-il déclaré, estimant que le résultat du vote ne serait qu'"un changement dans la vitrine" et critiquant le vif intérêt des médias étrangers pour ce nouveau scrutin.

Pourtant, les pressions et les efforts déployés par le camp présidentiel pour faire annuler le précédent vote à Istanbul, malgré les risques de décrédibilisation encourus, trahissaient l'importance accordé à cette ville symbole, capitale économique et ville la plus peuplée du pays, dont l’ancien président a lui-même été maire.

"Istanbul est la ville où Erdogan a émergé politiquement, en se faisant élire maire contre toute attente en 1994. C’est également dans cette ville qu’il avait établi sa réputation d’efficacité en remettant de l’ordre dans son fonctionnement. Ce qui a énormément servi ensuite son ascension jusqu’aux sommets de l’État, mais a aussi bénéficié à l’AKP qui a pu multipli er dès lors les victoires lors des élections organisées dans le pays", rappelait récemment Marc Pierini, chercheur au Canergie Europe et ex-ambassadeur de l’Union européenne en Turquie (2006-2011), interrogé par France 24.

L’AKP change de ton, Ekrem Imamoglu capitalise

Une victoire le 23 juin est loin d'être acquise pour l’AKP et un deuxième revers serait désastreux en termes d'image pour Recep Tayyip Erdogan. Alors qu’il s’était impliqué personnellement dans la campagne de la première élection, en mettant tout son poids dans la bataille et en multipliant les apparitions lors des meetings organisés à Istanbul, le président turc est resté en retrait cette fois. Pour éviter d’être associé à une éventuelle déconvenue de son poulain ? Même l’AKP a fait profil bas pendant cette campagne, après avoir sorti le grand jeu lors de la première.

"L’AKP a changé de ton et de stratégie de campagne : fini les grands meetings géants auxquels participait le président de la République, qui servent à intimider, plus ou moins indirectement, en des termes parfois virulents l’opposition, ajoute Ludovic de Foucaud. Désormais l’AKP se résout à mettre en avant son candidat à la personnalité plus pondérée et moins clivante, et qui semble débarrassé de l’ombre un peu envahissante du président turc."

Certains experts ont mis en avant l’exaspération d’une certaine partie de la population turque face aux dérives autoritaires de Recep Tayyip Erdogan. "La défaite enregistrée lors de la première élection organisée à Istanbul peut s’expliquer par la crise économique extraordinaire qui frappe la Turquie, par le fléau de la corruption mais aussi, par un certain essoufflement du pouvoir, celui d’un régime autoritaire d’un seul homme qui a plu au départ et qui commence à déplaire actuellement", explique à France 24 Samim Akgonul, historien et politologue, à l’ université de Strasbourg.

De son côté, plus que jamais déterminé à reconquérir la mairie, Ekrem Imamoglu poursuit sa stratégie, qui s’est révélée fructueuse lors de la campagne du premier scrutin. Il mène inlassablement une campagne de terrain et tente de convaincre les électeurs des autres partis, en martelant un discours rassembleur, plutôt que de chercher à décrédibiliser ses rivaux, comme a coutume de faire l’AKP.

En bénéficiant d’une visibilité inespérée pour un opposant en Turquie, alors qu’il était encore un inconnu avant les municipales, Ekrem Imamoglu est en train de se faire un nom sur la scène politique et de se positionner comme un des leaders de l’opposition. En cas de nouvelle victoire le 23 juin, nul doute qu’il lui sera prédit un avenir national, avec en ligne de mire, la présidentielle de 2023, si convoitée par le président Recep Tayyip Erdogan.