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Défaite de l'AKP à Istanbul : "Plus qu'un symbole, un avertissement pour Erdogan"

Recep Tayyip Erdogan a essuyé un revers inédit en 16 ans au pouvoir lors des municipales de dimanche, au cours desquelles son parti a été défait à Istanbul. L'éclairage de Guillaume Perrier, auteur du livre "Dans la tête d'Erdogan".

"G agner Istanbul, c'est gagner la Turquie", aime dire le président turc Recep Tayyip Erdogan . Lors des élections municipales de dimanche, Binali Yildirim, le candidat de son parti, le Parti de la justice et du développement (AKP) , a été battu par Ekrem Imamoglu, le candidat du CHP, principal parti d'opposition. Mardi 2   avril, l'AKP a annoncé qu'il allait contester les résultats du scrutin.

Cette défaite du parti d'Erdogan à Istanbul, la plus grande ville de Turquie et la capitale économique du pays, mais aussi à Ankara, la capitale administrative, est un revers inédit pour le " raïs" ("le chef") au pouvoir – en tant que Premier ministre ou président – depuis 2003. Pour analyser la portée de l'événement, France   24 a interrogé Guillaume Perrier, journaliste, ancien correspondant en Turquie et auteur du livre "Dans la tête d'Erdogan" (éd.   Actes Sud).

France  24 : Pourquoi le revers du parti d'Erdogan à Istanbul est-il significatif   ?

Guillaume Perrier  : Il peut être tentant de voir la défaite de l'AKP à Istanbul avant tout comme un symbole, mais c'est davantage que cela. Erodgan a été maire de la ville dans les années  19 90   : c'est son fief, l'endroit où il a bâti sa carrière politique. On dit souvent qu'Istanbul est "la vitrine d'Erdogan", mais c'est plus profond. Un électeur sur six en Turquie est stambouliote, la ville est devenue son laboratoire   : il a d'ailleurs toujours dit que gagner Istanbul, c'était gagner la Turquie. Par ailleurs, du fait de sa puissance économique, la mégalopole a toujours été une source importante de financement pour l'action d'Erdogan.

Il s'agit de défaites à des élections municipales, en quoi cela atteint-il le président Erdogan   ?

Il n'y a pas d'élections locales en Turquie, tout scrutin est un scrutin national. D'ailleurs, Erdogan s'est investi personnellement dans cette campagne municipale. À Ankara, la défaite de l'AKP peut s'expliquer en partie par un contexte local et la mauvaise gestion de la ville pendant 25   ans par l'ancien maire, Melih Gökçek, écarté par Erdogan en 2017. Mais à Istanbul, le candidat de l'AKP qui a été défait, Binali Yildirim, est un des proches d'Erdogan   : il l'a aidé à fonder l'AKP en 2001, il a été son ministre des Transports, et même son Premier ministre. Erdogan est déjà assez isolé politiquement, mais là c'est son dernier cercle qui est désavoué.

Mais Erdogan est une bête politique. Malgré ces défaites à Ankara et Istanbul, il limite la casse. Dans son discours, dimanche, il a insisté sur le fait qu'au niveau national, l'AKP et ses alliés avaient obtenu plus de 50   % des voix. Cela lui permet de continuer à dire qu'il a le peuple derrière lui et de présenter ces municipales comme une victoire. Mais c'est d'autant moins le cas qu'il faut bien garder à l'esprit que ces élections n'ont pas été des élections libres et démocratiques   : le chef du troisième parti politique est en prison, les médias sont muselés…

L'AKP a décidé de contester les résultats à Istanbul, que peut-il se passer   ?

Tous les scénarios sont possibles. Lors des élections de 2014, il y avait eu jusqu'à huit recomptages de bulletins dans certains bureaux. Et l'élection d'Istanbul s'est officiellement jouée à moins de 25 000 voix sur dix millions d'inscrits… Toutefois, à ce stade, 25 des 39 districts d'Istanbul ont été remportés par l'AKP. Le parti d'Erdogan a donc certes perdu la mairie centrale, mais les districts d'arrondissements restent entre ses mains, ce qui est important pour quadriller la société.

Plus globalement, à l'échelle nationale, il est difficile de prévoir ce qui va se passer. Une chose est sûre : l'objectif d'Erdogan est de se faire réélire en 2023 pour le centenaire de la république de Turquie . D'ici là, il peut tout se permettre : depuis 2018, il peut gouverner par décret. Le pays était déjà tenu d'une main de fer, mais on ne peut pas exclure que ces revers électoraux le poussent à gérer le pouvoir de manière encore plus autoritaire.

En fait, ce revers électoral fait figure d'avertissement supplémentaire pour Erdogan car depuis six ans (entre les événements de Gezi, le scandale de corruption concernant des marchés publics immobiliers, les législatives en 2015 où son parti a perdu la majorité absolue et la tentative de coup d'État), le pouvoir vacille. Jusqu'à présent ces secousses n'ont pas suffi.