correspondante à New York – Aux États-Unis, la course à l’investiture démocrate fait la part belle aux idées progressistes, dans un climat politique de plus en plus polarisé. Mais face à Trump, l’aile gauche du parti a-t-elle des chances de l’emporter?
Couverture santé pour tous, gratuité des universités publiques, hausse des impôts pour les plus riches, "new deal" vert... Aux États-Unis, les idées "progressistes", comme elles sont généralement qualifiées, ont le vent en poupe. Alors que la primaire démocrate pour la présidentielle de 2020 est déjà lancée, plusieurs candidats reprennent à leur compte ces idées.
Outre les figures de l'aile gauche telles que le fougueux sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders, rival malheureux de Hillary Clinton en 2016, ou la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren, des candidats dits modérés prônent désormais certaines de ces mesures. Kamala Harris, sénatrice de la Californie, ou Cory Booker, sénateur du New Jersey se sont par exemple déclarés favorables à la couverture santé pour tous. La sénatrice de New York Kirsten Gillibrand défend quant à elle une ligne féministe et s’est emparée des questions de genre.
"Il y a une certaine pression sur les épaules des candidats dits modérés pour basculer plus à gauche car les idées progressistes ont gagné du terrain aux États-Unis à la suite de la campagne de 2016 de Bernie Sanders", commente Robert Shapiro, expert de politique américaine et professeur à Columbia University.
"Les progressistes sont en train de monter en puissance", observe pour sa part Stephen Craig, spécialiste de l’opinion publique américaine et des comportements électoraux à l’université de Floride. "Et c’est en grande partie en réaction à l’élection de Donald Trump."
"L’aile gauche, c’est le côté passionnel"
Lors des élections de mi-mandat en novembre 2018, le nouvel élan des progressistes a commencé à prendre forme, avec une forte émergence des candidats prônant une politique résolument à gauche (même si tous, loin de là, n’ont pas gagné leur bataille électorale). En tête de ces figures, Alexandria Ocasio-Cortez, élue socialiste du Bronx, plus jeune membre du Congrès et véritable secousse sismique pour l’establishment démocrate, accapare depuis l’attention médiatique et politique américaine à grand renfort de propositions chocs pour plus de justice sociale, pour l’abolition de la police d’immigration (ICE), et pour la taxation des plus riches à hauteur de 70 %. Âgée de 29 ans, elle est, en ce qui la concerne, trop jeune pour se présenter au scrutin présidentiel.
"L’aile gauche, c’est le côté passionnel. Et la passion est indéniablement un atout en politique : ça mobilise les électeurs et ça aide à récolter de l’argent", explique Stephen Craig.
Selon un sondage Morning Consult, datant de mardi 5 mars, Bernie Sanders capitaleriserait en effet sur son côté tribun en récoltant 27 % des votes parmi les électeurs démocrates, faisant du septuagénaire le favori de l’élection parmi les candidats en lice. Mais c’est sans compter le modéré Joe Biden. L’ancien vice-président de Barack Obama, qui ne s’est pas encore déclaré candidat, est d’ores et déjà en tête des intentions de vote avec 31 % des voix.
"Le but n’est pas de suivre une idéologie, mais de gagner une élection"
Ces prévisions reflètent, selon Stephen Craig, le pragmatisme nécessaire dans une élection comme celle-ci. "On parle, à terme, de battre Donald Trump. Il y a une frange très importante des électeurs démocrates qui ne se considèrent pas comme très à gauche et qui sont inquiets : ils pensent que les démocrates ne pourront pas l’emporter en menant une telle campagne."
Pour certains caciques du parti démocrate, c’est une évidence : il faut arrêter cette bascule du parti dans un pays de plus en plus divisé politiquement, sans quoi la Maison Blanche pourrait à nouveau leur passer sous le nez. Mardi, l’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, qui a annoncé qu’il ne se présenterait pas aux primaires démocrates, a lancé un avertissement dans ce sens. "Il est essentiel que nous désignions un démocrate qui soit dans la meilleure position pour battre Trump et ressouder notre pays", a-t-il déclaré. "Nous ne pouvons pas laisser le processus des primaires entraîner le parti vers des extrêmes qui diminueraient nos chances."
Dans un pays où le mot "socialiste" est utilisé avec parcimonie et où les politiques de gauche sont raillées par les conservateurs comme étant irréalistes et loufoques, une telle ligne serait fatalement coûteuse. C’est en tout cas l’opinion de Robert Shapiro.
"La situation est très claire : les démocrates ont besoin de l’emporter coûte que coûte et ils auront plus de chances avec un candidat modéré. Pour séduire les électeurs du Midwest (cette région du nord des États-Unis traditionnellement conservatrice), un candidat trop à gauche ne fera pas l’affaire", analyse l’expert, qui ajoute que toutes les autres franges du parti doivent se rallier derrière le candidat choisi.
En 2016, des électeurs démocrates déçus de la défaite de Bernie Sanders avaient peiné à reporter leur vote sur Hillary Clinton, certains commentateurs imputant la défaite de cette dernière à ce défaut de mobilisation.
"Le but ici n’est pas de suivre un programme idéologique mais de remporter une élection, poursuit Robert Shapiro. L’enjeu est trop important : s’ils gagnent, les démocrates auront de bonnes chances de reprendre le Sénat, et de garder leur majorité à la Chambre des représentants. Ils pourraient alors former un gouvernement démocrate unifié. Ce serait une opportunité en or pour avoir la main sur des éléments cruciaux, comme la nomination de juges à la Cour suprême, ce que Trump a pu faire."
"Les Américains sont, dans les faits, plus favorables aux politiques de gauche"
Au-delà du pragmatisme politique, la bataille des idées semble toutefois avoir de beaux jours devant elle. Car, selon Stephen Craig, la majorité des Américains sont, dans les faits, plus enclins à soutenir des politiques de gauche que de droite.
"Je dirais que les Américains ont tendance à soutenir des idées conservatrices dans l’absolu mais des mesures progressistes dans les faits, comme par exemple le maintien ou l’augmentation du budget de l’éducation ou des financement de programmes sociaux", appuie le spécialiste.
En février, un sondage du New York Times a justement révélé cette ambiguïté. Il montrait que la majorité des Américains, quelle que soit leur opinion politique, était favorable à une mesure que d’aucuns considèreraient de gauche : réduire les inégalités en termes de richesses en taxant les plus riches. "Des sondages menés au cours des dernières décennies ont régulièrement montré qu’une majorité d’Américains estiment que les grandes entreprises et les riches payaient trop peu d’impôts, mais les électeurs ont paradoxalement fréquemment élu des présidents qui allégeaient ces taxes", est-il expliqué dans l’article du New York Times.
Un paradoxe sur lequel l’aile gauche du parti démocrate devra tenter de surfer avec habileté. "Être de gauche, c’est presque un gros mot aux États-Unis, même si c’est en train de changer depuis ces 15 dernières années, ajoute Stephen Craig. La question qui se pose, c’est : jusqu’où peut-on faire campagne à gauche en gardant des chances d’être élu ? Pour l’heure, personne n’a la réponse."