logo

Brésil : la lente implosion du système politique a porté Bolsonaro au pouvoir

En quatre ans, le système politique brésilien a implosé. Une présidente déposée, un ex-président incarcéré, l'omniprésence des scandales de corruption. Avec l’élection de Jair Bolsonaro, le Brésil s’est choisi un sauveur menaçant. Explications.

En mars 2015, l’auteur de ces lignes se trouvait sur l’Avenida Paulista, la grande artère de Sao Paulo, où se déroulait la première des manifestations monstres contre la corruption, qui rassemblait plus d’un million de personnes.

La plupart des manifestants arboraient le maillot jaune de la Seleçao, l’équipe de nationale de football, et beaucoup brandissait des pancartes "Fora PT" (Dehors le Parti des Travailleurs). Déjà, quelques groupes réclamaient une intervention militaire "maintenant".

Après quelques heures passées dans cette foule, j’eus la nette impression que l’immense majorité des manifestants appartenait aux classes supérieures blanche de la capitale économique du Brésil. J’étais surpris par les discours belliqueux des orateurs et l’agressivité des manifestants que j’interviewais. Beaucoup n’avaient pas supporté la quatrième victoire électorale consécutive du Parti des Travailleurs (PT). D’autres me paraissaient atteint par un délire de persécution, obsédés par les bandits communistes qui leur prenaient tout   : leur argent, leurs valeurs, leur pays…

Ce que j’ignorais à l’époque, comme beaucoup, c’est que certains étaient déjà à l’œuvre pour instrumentaliser cette haine des "rouges" (en l’occurrence le PT et ses sympathisants) et lui trouver une traduction politique.

A posteriori, je pense avoir assisté ce jour-là au début du mouvement qui a porté Jair Bolsonaro au pouvoir. Pour tenter de comprendre l’élection à la présidence de cet homme sans qualités aux diatribes haineuses, il faut revenir sur les quatre années de crise politique ininterrompue qui secoue le Brésil depuis 2014.

Un dynamitage en règle au dénouement explosif   : l’avènement démocratique d’une droite messianique dure décidée à purifier le Brésil de ses maux.

L’implosion du système politique en cinq actes

Acte 1   : 2015, les débuts de l’opération "Lava Jato" et les marches blanches

Le 1er janvier 2015, Dilma Rousseff prête serment pour son deuxième mandat, mais très vite, les nuages s’ammoncellent.

Dans la presse, pas une semaine sans que les enquêtes des juges anti-corruption n’impliquent une personnalité du Parti des Travailleurs. Depuis mars 2014, l’opération "Lava Jato" (lavage-express) met en lumière un système de surfacturation et de pots-de-vin entre des grandes entreprises (Petrobras, Odebrecht) et des responsables de tous les partis politiques.

Les milliards de Reais disparus dans les poches des politiques mettent les Brésiliens en rage. Des mouvements citoyens apparaissent sur les réseaux sociaux et organisent cinq grandes manifestations anti-corruption qui se succèdent de mars 2015 à mars 2016.

L’un de ces mouvements, se présentant comme citoyen et apolitique, s’appelle le MBL (Movimento Brasil Livre). Il est dirigé par un jeune activiste ultra libéral, Kim Kataguiri, aujourd’hui élu député sous les couleurs du parti de Jair Bolsonaro. Des bonhommes gonflables représentants Lula en tenue de prisonnier apparaissent dans les manifestations, qui ont réuni jusqu’à 3   millions de personnes, un record depuis le retour de la démocratie au Brésil en 1985.

En 2015, le principal parti d’opposition, le PSDB (centre-droit) recrute une équipe de juristes chargés de rédiger un acte d’impeachment de la présidente. Cette équipe est dirigée par une professeure de droit, Janaina Paschoal, elle aussi devenue députée bolsonariste.

En quelques mois, Dilma Rousseff se trouve dans la quasi-impossibilité de gouverner. Ses projets de lois sont mis en échec par un Congrès très à droite. Contestée par la rue, par les juges (qui font fuiter des écoutes de ses conversations avec Lula), et jusque dans les couloirs du pouvoir, l’ex-guerillera est de plus en plus isolée. Son propre parti, opposé à la politique d’austérité qu’elle veut mettre en œuvre, la laisse bien seule.

Acte 2 : 2016-2018, l’impeachment et l’avènement du "gouvernement des bandits"

Le 17 avril 2016, la chambre des députés vote à la majorité des deux tiers une procédure de destitution à l'encontre de la présidente. Le 31   août   2016, son vice-président, Michel Temer lui succède. Il est issu du Mouvement démocratique brésilien (MDB, centre-droit). Cependant, ceux qui espéraient un gouvernement "propre" en sont pour leurs frais.

Plusieurs ministres sont sous le coup d’enquêtes des juges anti-corruption, six d’entre eux sont poussés à la démission dans les semaines qui suivent leur entrée au gouvernement. Accusé par la Cour suprême d’obstruction à la justice et de corruption passive, Michel Temer sauve sa tête grâce aux parlementaires qui repoussent une motion de destitution le 2 août 2017. Étonnamment, les manifestations de rues ont cessé   : les réseaux citoyens qui avaient mobilisé des millions de personnes contre la corruption et contre le PT sont désormais silencieux.

Acte 3 : 2018, Lula en prison

Avec la destitution de Dilma Rousseff, Lula décide de revenir au premier plan et ne fait plus mystère de son intention de concourir à l’élection présidentielle de 2018.

Mais la justice ne lui en laissera pas la possibilité. L’homme le plus populaire du Brésil est incarcéré le 7   avril   2018. In extremis, il est déclaré inéligible le 31   août   2018. L’ex-chef d’État, qui jouit toujours d’une aura de héros du peuple, purge une peine de prison de 12   ans pour corruption passive et blanchiment, sur la base d’un dossier plutôt faible.

La Cour suprême refuse même que Lula puisse donner des interviews depuis sa cellule de Curitiba, dans le sud du pays, non loin des bureaux de Sergio Moro, le juge emblématique de l’opération "Lava Jato".

Acte 4 : l’irrésistible ascension de Jair Bolsonaro sur les décombres du système politique

Pendant toute la durée du mandat de Temer, l’enquête "Lava Jato" se poursuit et éclabousse l’ensemble de la classe politique   : tous les anciens présidents de la République, les présidents des chambres, des gouverneurs, des parlementaires. En tout, 300   personnalités politiques appartenant à 15   des 35   partis représentés sont mises en cause.

Jair Bolsonaro, lui, bat la campagne depuis des mois. Ses sermons apocalyptiques, tantôt violents à l’encontre des "rouges" et des minorités, tantôt nostalgiques de la dictature militaire, rencontrent l’adhésion de Brésiliens lassés de l’implosion permanente de la classe politique.

Seul le PSDB, présent au second tour de la présidentielle depuis 1992, échappe à la tempête judiciaire. Et pourtant son leader naturel, Aécio Neves, a été pris en flagrant délit d’extorsion de 350   000   euros, tenant un langage de gangster.

Mais le verdict des urnes sera terrible   : le candidat du PSDB à la présidentielle, Gerardo Alckmin, vieux routier de la politique, est durement sanctionné en n’obtenant que 5% des voix lors du premier tour, le 7   octobre   2018.

De son côté, le PT, malgré l’incarcération de son leader, parvient à qualifier son candidat, Fernando Haddad, pour le second tour. Mais Jair Bolsonaro a littéralement aspiré l’électorat de la droite traditionnelle et du centre. Ses électeurs ont vu en lui le sauveur, l’homme providentiel capable de nettoyer le pays, de le purifier.

Pour l’historienne Armelle Enders, "la crise politique brésilienne, accentuée par le coup d’État parlementaire de 2016 contre Dilma Rousseff, la récession économique d’une ampleur historique, le désastreux gouvernement Temer (97   % d’impopularité), l’opération "mains propres" à la brésilienne ("Lava Jato"), a disqualifié à la fois la classe politique et la politique elle-même, nourri le dégagisme et créé les conditions du succès de Jair Bolsonaro. "

Acte 5: Le politique réduit en miette et une pulsion mortifère de purification

Telle une évidence brutale, rétrospectivement, il est aisé d’attribuer l’élection de Jair Bolsonaro à l’enchaînement de toutes ces affaires de corruption dans un pays où la démocratie est encore fragile.

Il faut se rappeler également que le Brésil n’a connu que deux périodes démocratiques dans son histoire   : celle qui s’est ouverte en 1985, il y a 33 ans. Et celle qui dura de 1946 à 1964 (18 ans), quand un président démocratiquement élu, mais jugé gauchiste et dangereux par l’establishment brésilien, fut renversé par l’armée…

Militariste, autoritaire, violent dans ses discours, refusant le débat, Jair Bolsonaro entamera son mandat le 1er   janvier   2019. C’est alors que l’on saura s’il appliquera à la lettre le programme qui a séduit les Brésiliens, celui d’"une dictature rétrograde, fondée sur l’alliance du néo-libéralisme le plus extrême et du néo-conservatisme évangélique", selon Armelle Enders. Et la spécialiste du Brésil d'ajouter : "Dans un désir de purification, voire dans une déclaration de guerre civile, les Brésiliens ont sciemment remis au Président et aux forces de l’ordre le droit de tuer les 'bandits'".