
Dans un post publié sur X le 12 mars, la Syrian Arab News Agency (Sana), l'agence de presse étatique syrienne, annonçait l'arrivée d'un "tanker transportant plus de 30 000 tonnes de diesel (...) au terminal de la Syrian Petroleum Company à Banias".
Située au bord de la mer Méditerranée, Banias abrite l'une des deux principales raffineries syriennes, laquelle a cessé de fonctionner après l'effondrement du régime Assad le 8 décembre 2024.
Avec son post, Sana relayé des photos montrant un pétrolier bleu foncé, sur lequel on peut lire le nom Prosperity.
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Accepter Gérer mes choixDans une vidéo relayée par l'agence, le chef du département maritime déclare que “le département de déploiement maritime a connecté le pétrolier Gas Catalina, chargé d'environ 4 000 tonnes de gaz domestique, et a également connecté le pétrolier diesel Prosperity, chargé d'environ 34 000 tonnes. Il y a actuellement plusieurs navires qui attendent leur tour pour connecter et décharger des transporteurs de diesel, d'essence et de gaz domestique".
Jusqu'à la chute du régime Assad le 8 décembre, l'Iran fournissait environ 90 % du brut syrien, selon le directeur général de la raffinerie de Banias, interrogé par le Financial Times, les 10 % restants provenant des champs pétrolifères syriens. L'Iran fournissait jusqu'à 100 000 barils de pétrole par jour, selon l'Atlantic Council.
Si les autorités de transition en Syrie n'ont pas donné de détails sur le cas du Prosperity, le pétrolier attire l'attention des experts maritimes. La raison : ses liens présumés avec la Russie, que l'on peut établir à partir de données disponibles en ligne et d'images satellite.
Navire en provenance de Russie
Les navires sont censés utiliser un transpondeur AIS (Automatic Identification System), qui permet d'envoyer des informations sur leur position. Les données AIS, disponibles sur des plateformes de suivi du trafic maritime comme MarineTraffic, montrent que le pétrolier Prosperity a quitté le port russe de Primorsk, en mer Baltique, au début du mois de février.
Selon les données du fournisseur de données LSEG rapportées par Reuters, le pétrolier était chargé d'environ 37 000 tonnes de diesel à très faible teneur en soufre le 8 février. C'est la première expédition directe de diesel de Russie vers la Syrie depuis au moins 2013, rapporte également Reuters.
Le Prosperity est ensuite arrivé à moins de trois kilomètres de Banias le 6 mars. Mais à cette date, il désactive son système d'identification automatique.

La cargaison du Prosperity a bien été déchargée
Selon Noam Raydan, une analyste du Washington Institute, le Prosperity avait indiqué Banias comme destination. Le fait de couper le transpondeur à l'approche du port est un comportement fréquent parmi les navires qui se rendent à ce port : "Bien que l'Europe ait assoupli certaines sanctions, notamment dans le secteur de l'énergie, on continue d'observer ce comportement qui consiste à éteindre le signal AIS et à plonger dans l'obscurité en Syrie. On évite de donner plus d'informations sur sa prochaine étape". Selon la revue spécialisée Lloyd's List, seuls six navires sont entrés à Banias avec leur AIS activé depuis janvier 2024.
Huit jours plus tard, le 14 mars, le Prosperity a réactivé son AIS. À la publication de cet article, l'état de chargement du Prosperity sur MarineTraffic était renseigné "sur lest" : c'est une indication supplémentaire qu'il a déchargé sa cargaison.
Les données montrent également que le tirant d'eau du pétrolier, la distance verticale entre la ligne de flottaison et le fond de la coque du navire, a diminué depuis le 14 mars, passant de 10,90 mètres à 7,10 mètres. Cela indique que le pétrolier est moins chargé.
Le 18 mars, le Prosperity émettait au large des côtes égyptiennes.
Un bateau qui tente de flouter sa vraie identité
À première vue, il n'y a pas de lien immédiatement perceptible entre ce pétrolier et la Russie.
Selon la base de données Equasis, le navire bat pavillon de la Barbade. Mais la Fédération internationale des ouvriers du transport considère le pavillon de ce pays des Caraïbes comme un pavillon de complaisance, souvent utilisé par les armateurs pour enregistrer des navires en dehors de leur pays d'origine afin de contourner les réglementations ou les sanctions.
Aucune affiliation directe avec la Russie n'apparaît non plus dans les coordonnées de l'armateur. Le navire est actuellement géré par Fornax Ship Management, une société basée aux Émirats arabes unis, toujours selon Equasis. Mais il s'avère que cette société, Fornax, a été placée sous sanctions américaines le 10 janvier 2025. En cause, sa société mère est un armateur public russe Sovcomflot, qui "a cherché à contourner les sanctions en transférant la gestion de pétroliers à Fornax", affirme le Trésor américain.
Le Prosperity (désigné par son ancien nom, NS Pride) a lui aussi été sanctionné. Le Trésor américain estime qu'il était "lié à la Joint Stock Company Sovcomflot". Ces mesures s'inscrivent dans le cadre des sanctions américaines visant à réduire les bénéfices pétroliers de la Russie, afin d'entraver sa capacité à financer la guerre en Ukraine.
Concrètement, ces sanctions signifient que les transactions effectuées par des Américains ou à l'intérieur des États-Unis et portant sur des biens ou des intérêts dans Fornax sont interdites. Les violations de ces sanctions peuvent entraîner des sanctions civiles ou pénales.
Le 24 février, le Prosperity a également été sanctionné par l'Union européenne et le Royaume-Uni dans le cadre des mesures prises en réponse à l'invasion russe de l'Ukraine. Les États membres de l'UE sont interdits de s'engager dans diverses activités avec le navire, notamment l'achat, l'exploitation et l'accès au port.
Des sociétés émiraties opaques
Il est possible de retracer l'historique administratif du Prosperity, qui a changé de propriétaire un nombre conséquent de fois. Sur Equasis, on voit que le navire a changé quatre fois de propriétaire en trois ans, une pratique conforme à une stratégie développée par Sovcomflot pour "masquer sa propriété réelle", comme l'a documenté la Kyiv School of Economics.

Equasis montre aussi que Sovcomflot était un ancien gestionnaire du Prosperity. Le 21 avril 2022, quelques semaines après l'invasion russe de l'Ukraine, le Prosperity a été transféré à une société basée à Dubaï, appelée Sun Ship Management.
Selon l'UE, Sun Ship Management était "anciennement connue sous le nom de SCF Management Services", un autre nom de Sovcomflot. "Il est important de noter qu'en tant que partie de la compagnie maritime d'État russe PAO Sovcomflot, la Fédération de Russie est le bénéficiaire final des services offerts par SUN Ship Management (D) Ltd", indique également Bruxelles.
En janvier 2024, le Prosperity est encore une fois transféré, cette fois à Oil Tankers Scf Mgmt, une autre société basée à Dubaï. Et deux mois plus tard, il passe finalement sous la gestion de Fornax.
Pour essayer d'en savoir plus, nous avons cherché l'adresse de Fornax : elle renvoie à Meydan, l'une des zones franches émiraties qui permettent aux investisseurs étrangers de s'installer tout en bénéficiant d'une multitude d'avantages, notamment fiscaux. Pour créer une entreprise dans cette zone franche, il suffit de payer 3 000 euros en ligne, selon le site web de Meydan, sans même se rendre dans le pays .
Les Émirats arabes unis ne sont pas du genre à fournir beaucoup d'informations sur la propriété des navires gérés depuis leur territoire. Et d'ailleurs, aucun site web ou aucune information supplémentaire sur Fornax Ship Management n'est trouvable en ligne. Contactée, Fornax n'a pas répondu à nos sollicitations.
"Cette société n'existe-t-elle que sur papier ?"
Pour Noam Raydan, du Washington Institute, ces sociétés présentent des caractéristiques similaires à celles des entreprises liées à la Russie.
C'est un phénomène courant dans le monde des flottes fantôme. On en a des illustrations récentes, surtout depuis les sanctions occidentales contre l'industrie pétrolière russe.
Des sociétés comme Fornax sont basées en Inde ou aux Émirats arabes unis et, étant donné qu'elles sont impliquées dans le transport du pétrole russe et compte tenu des sanctions imposées à l'industrie pétrolière russe, ça soulève de nombreuses questions. On peut se demander s'il s'agit vraiment d'une société légitime et bien connue, dont on sait exactement ce qu'elle cache. Cette société n'existe-t-elle que sur papier ?
Lorsque vous commencez à chercher et que vous ne trouvez pas vraiment plus d'informations au sujet de l'entreprise, et que le Trésor américain la relie également à une compagnie maritime géante, ça vous indique immédiatement qu'il y a un lien entre cette petite compagnie, comme Fornax, et la compagnie maritime conjointe plus connue, en l'occurrence Sovcomflot.
Réticence à commercer avec la Syrie
Jusqu'à la chute du régime Assad, les sanctions américaines et européennes interdisaient l'exportation de biens stratégiques, y compris le pétrole et le gaz, vers la Syrie.
Les États-Unis ont cependant émis en janvier 2025 une dérogation de six mois autorisant les transactions avec les nouvelles autorités, et certaines transactions liées aux transferts de fonds dans le domaine de l'énergie, avec pour but d'accroître le flux de l'aide humanitaire. Fin février, l'Union européenne a elle aussi suspendu les mesures restrictives sur des secteurs économiques clés, dont l'énergie et les transports.
Pour autant, beaucoup d'acteurs semblent encore réticents à commercer avec la Syrie, poursuit Noam Raydan :
En janvier, la Syrie a lancé des appels d'offres afin de se procurer des cargaisons de pétrole. Elle a invité les entreprises à participer. Les autorités disent que l'appel d'offres a suscité "peu d'intérêt", ce qui signifie que les entreprises n'étaient pas encore prêtes à commercer avec la Syrie, et qu'elles "se sont tournées vers des entreprises locales pour se procurer des cargaisons".
Cela montre que jusqu'à présent, les principaux armateurs, opérateurs et négociants hésitent encore à commercer avec la Syrie, en particulier à cause des sanctions américaines. L'incertitude entourant les sanctions américaines fait qu'il est peu probable que les grands négociants en pétrole commercent avec la Syrie : les risques sont élevés et ils s'inquiètent de la non-conformité dont leurs activités pourraient être taxées. Ils n'ont pas envie de s'occuper de ça d'un point de vue juridique.
Un nombre limité de navires-citernes ont approvisionné la Syrie depuis la chute du régime Assad. Selon l'Agence de presse arabe syrienne, la première cargaison de gaz de pétrole liquéfié (GPL), essentiel au chauffage et à la cuisine, est arrivée à Banias le 12 janvier 2025. L'arrivée de la première cargaison de diesel à, elle, eu lieu le 28 février.
Qui fournira du pétrole à la Syrie ?
La Syrie révèle rarement l'origine des cargaisons. Selon Noam Raydan, les premiers fournisseurs potentiels sont "les pays voisins et amis qui soutiennent le nouveau gouvernement syrien", en particulier la Turquie. L'experte a ainsi montré que plusieurs cargaisons transportant du gaz sont parties de Dörtyol, en Turquie, pour Banias depuis décembre 2024, même si ces bateaux déclarent souvent d'autres ports comme destination.
Ainsi du pétrolier Gas Catalina, mentionné par l'agence syrienne Sana comme approvisionnant la Syrie en GPL, qui a fait le trajet de Dörtyol à Banias au moins trois fois en février.
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Accepter Gérer mes choixNoam Raydan précise :
Il y a des pays qui ont déjà des réseaux existants dans la région et qui traitaient avec le régime d'Assad. Ils saisiront certainement l'occasion de commercer avec la Syrie lorsque personne d'autre ne le fera. Il y a aussi la Russie, qui a également des intérêts dans le pays et qui veut les maintenir, notamment ses bases navales et aériennes.
Le contrôle de la Russie sur la base aérienne de Hmeimim et la base navale de Tartous, stratégiques pour l'accès à la Méditerranée, était menacé après la chute du régime Assad. Leur avenir est désormais entre les mains du président intérimaire de la Syrie, Ahmed al-Charaa.
"Les pétroliers russes utilisent le pétrole comme monnaie d'échange pour conserver leur base à Tartous"
Le Prosperity n'est pas le seul pétrolier à avoir attiré l'attention des spécialistes de la mer.
Le Proxima a récemment signalé sa présence près de Banias. Et ce bateau présente des similitudes avec le Prosperity.
Selon les données publiques de MarineTraffic, le Proxima quitté Primorsk, en Russie, entre le 16 et le 17 février, une semaine après le Prosperity. Les données du fournisseur d'analyses de matières premières Vortexa, rapportées par Lloyd's List, confirment que le navire a été chargé le 16 février.
Noam Raydan indique que le pétrolier a changé la destination de son système d'identification automatique (AIS) de Mersin, en Turquie, au port syrien de Banias alors qu'il naviguait depuis la Russie, avant de changer à nouveau la destination de son AIS à Mersin, "ce qui soulève des soupçons sur le fait qu'il pourrait tenter de masquer sa destination".
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, Samir Madani de TankerTrackers.com, un site de trafic maritime qui a établi le profil visuel de plus de 8 500 pétroliers, estime que "les deux pétroliers ont apporté du diesel russe de Primorsk, et l'utilisent très probablement comme moyen de de garder leur base à Tartous. Damas a plus besoin de carburant et de fournitures que d'argent en ce moment".
Le Proxima a désactivé son AIS le 9 mars. Mais une image satellite Sentinel Hub datée 10 mars, montrant une zone située à environ 25 kilomètres de Banias, montre deux pétroliers dont les dimensions et les caractéristiques générales correspondent à celles du Proxima et du Prosperity.
Pour le site de TankerTrackers, l'image montre ces deux navires.

Une autre image du 15 mars montre un navire correspondant aux caractéristiques du Proxima, cette fois à environ 4 kilomètres du port de Banias. TankerTrackers.com a pu confirmer qu'il s'agissait bien du Proxima.

Le Proxima a rallumé son AIS le 18 mars, indiquant se diriger vers Port-Saïd, en Égypte. Un alignement sur route… du Prosperity. Le 19 mars, le Proxima signalait sa présence à environ 100 kilomètres de la côte de ce port.
Bien que les données du trafic maritime indiquent un changement dans le tirant d'eau du navire, suggérant un déchargement de la cargaison, la Syrie n'a fait aucune déclaration officielle concernant l'arrivée du Proxima ou le déchargement de la cargaison.
Comme le Prosperity, le Proxima bat pavillon de la Barbade et a été placé sous sanctions américaines le 10 janvier. Il a également été géré par la société russe Sovcomflot, avant d'être transféré à Sun Ship Management, Oil Tankers et Fornax. En octobre 2024, il est passé sous la gestion d'une cinquième société, Thunder Ship Management… qui partage la même adresse légale que Fornax.

Le 17 mars, un autre navire battant pavillon de la Barbade, le Sabina, a quitté le port russe de Mourmansk, signalant sa destination pour Banias, a rapporté TankerTrackers.com. Il a depuis changé sa destination affichée pour Port-Saïd, en Égypte.
Le Sabina est considéré par le Trésor américain comme faisant partie de la flotte fantôme russe.
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Accepter Gérer mes choixLes autorités syriennes n'ont pas donné suite à nos questions quant à l'origine des trois pétroliers.