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À la Mothe-Chandeniers, 27 000 cochâtelains écrivent une nouvelle page de la sauvegarde du patrimoine

Ils viennent de France, d'Allemagne, des États-Unis ou d'Afrique du Sud et sont devenus copropriétaires du château de la Mothe-Chandeniers. Ces 27 000 "cochâtelains" veulent donner un coup de jeune à la sauvegarde du patrimoine français.

Maud est "tout excitée : elle va voir pour la première fois "son" château. Cette jeune femme d’une vingtaine d’années est venue de Lyon, le 19 juillet, pour participer à une visite guidée de la Mothe-Chandeniers, situé au sud-ouest de Tours et de Chinon, dans le département de la Vienne. Comme elle, ils sont une petite vingtaine à avoir fait le déplacement d’un peu partout en France. La majorité d’entre eux sont comme Maud : des "cochâtelains". Même Eliane Lamacque, la guide du jour, est l’une des copropriétaires de cette bâtisse d'environ 1 000 m² abandonnée depuis un incendie, en 1932, qui l’a ravagée.

Le château de la Mothe-Chandeniers a été racheté par 27 190 internautes, de 115 nationalités différentes, au terme d’une campagne de financement participative organisée entre fin octobre et fin décembre 2017 par les associations Dartagnans et Adopteunchateau pour sauvegarder cet édifice en péril. Au prix de 50 euros la part, ils ont réussi à lever 1,6 million d’euros, soit 900 000 euros de plus que ce qu’en demandait l’ancien propriétaire, un instituteur à la retraite. "L'excédent va nous permettre d’entamer les travaux de sauvegarde cet automne", précise Julien Marquis, fondateur d’Adopteunchateau et également copropriétaire de la Mothe-Chandeniers.

"Œuvre d’art végétale"

La Mothe-Chandeniers n'a pas été choisie au hasard pour organiser ce premier rachat d'un château à échelle mondiale. Il se dégage une magie de cette vieille bâtisse du XIXe siècle, construite par un riche banquier français, aujourd'hui recouverte de végétation. "D'une folie architecturale, c'est devenue une folie végétale, comme une œuvre d’art", raconte Eliane Lamacque qui, en plus d’être cochâtelaine, a aussi acquis, il y a vingt-cinq ans sur un "coup de foudre", la propriété qui jouxte le château en ruine.

La silhouette de l'édifice joue à cache-cache avec les arbres d’un jardin savamment aménagé pour créer un effet de surprise. Lorsque le château se découvre entièrement au visiteur, entouré de ses douves, les propos d’Eliane Lamacque sur le caractère artistique du lieu prennent tout leur sens. Délaissé 1932, le château s’est entièrement abandonné à l’emprise de la nature qui "lui a donné une âme", assure la cochâtelaine. Des branches d’arbres sortent par les fenêtres d’une façade qui rappelle les palais vénitiens, tandis que le lierre décore un autre pan de mur aux faux airs d’Azay-le-Rideau, le célèbre château d’inspiration italienne qui se trouve à une quarantaine de kilomètres au nord-est de là.

La cour intérieure, interdite au public, confirme cette impression de symbiose entre la pierre et les végétaux. Pas étonnant que ce château soit devenu une sorte de "saint-graal" pour "urbexeurs", ces explorateurs urbains (ruraux en l’occurrence) qui visitent les bâtiments abandonnés de par le monde.

Stephane Bern et Emmanuel Macron aussi

Pour beaucoup de cochâtelains, ce sont d’ailleurs les images de la Mothe-Chandeniers, publiées sur Internet, qui les ont convaincus de participer à cette aventure. "J’avais vu une vidéo du château filmée par un drone et j’avais eu un coup de foudre instantané", raconte Maud. La viralité des photos et des petits films sur Internet ont aussi contribué à la célébrité internationale du château et amené des Chinois, des Sud-Africains, des Américains ou encore des Allemands à en acquérir une part.

D’autres ont tout simplement été séduits par la possibilité de réaliser un "rêve de gosse", affirme Dominique Saurais, un quinquagénaire originaire de Poitiers, contacté par France 24. "J'ai toujours souhaité m'occuper d’un bâtiment historique, si possible d’un château", reconnaît ce fonctionnaire de la Ville de Paris qui s’est offert trois parts de la Mothe-Chandeniers, à titre personnel, et deux autres pour sa femme et son fils. "C’était l’un de leur cadeau de Noël", se souvient-il.

Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir acquis plus d’une part. Un féru de château en a acheté pour 10 000 euros. Julien Marquis, le responsable de l’association, en a offert une à son fils de 10 mois, qui est ainsi devenu le plus jeune châtelain de la Mothe-Chandeniers. Les plus célèbres sont l’inlassable chroniqueur des têtes couronnées, Stéphane Bern, et le couple présidentiel, Emmanuel et Brigitte Macron qui ont, eux, reçu leur part en cadeau par Adopteunchateau.

Le succès retentissant du rachat du château est aussi probablement la partie la plus simple du projet de Julien Marquis. Il doit maintenant trouver comment gérer un bien à plus de 27 000 copropriétaires. L’historien, prompt à s’étendre sur les rebondissements dans l’histoire du site, doit enfiler les habits de chef d’entreprise. "Il y aura un conseil d’administration qui prendra les décisions courantes, et une plateforme Internet permettra aux différents copropriétaires de voter sur les grandes questions", résume-t-il.

Un projet économique

Les dossiers vont rapidement se succéder, des plus importants aux plus anodins. Il y aura les propositions de l’architecte pour organiser les travaux d’aménagements qui devront démarrer à l'automne. Les cochâtelains vont aussi devoir se prononcer sur la meilleure manière de mettre le lieu économiquement en valeur. Il est ainsi question de "re-sacraliser" la chapelle attenante, ce qui permettrait de célébrer des cérémonies religieuses de mariage. Ce pourrait être un plus si, à terme, le jardin du château pouvait être privatisable pour des fêtes.

Il y aura forcément des désaccords. Julien Marquis ne compte pas atteindre l’unanimité sur chaque question et assure que la majorité simple suffira pour trancher la plupart des questions. Il est surtout confiant dans le fait que tous les copropriétaires partagent une même vision de l’avenir du château. Aucun des châtelains interrogés ne veut, par exemple, redonner son apparence d’origine à l’édifice. L’idée est de conserver ce que Maud appelle "l'âme actuelle" de la Mothe-Chandeniers et ce qui donne, d’après Eliane Lamacque, cette touche de "magie" au lieu. Ils ne veulent pas, ainsi, bouter la nature hors du château, mais plutôt s’assurer que les arbres qui y poussent ne mettent pas en péril l’intégrité du bâtiment. Ils ne veulent pas non plus que le temps suspende son vol à la Mothe-Chandeniers, mais que les fondations soient renforcées pour éviter qu'elles ne continuent à se dégrader.

Un objectif de conservation d’autant plus important pour Julien Marquis, que la Mothe-Chandeniers n’est pas qu’un projet de férus de vieilles pierres. "Derrière tout ça, il y un intérêt économique. Un château, c’est ce qui reste quand tout le reste a disparu dans un village. C’est un formidable outil de développement économique local. Je restaure du patrimoine, parce que c’est attractif, ça crée de la richesse, de l’emploi et de la fierté locale", assure-t-il. Il a déjà trouvé deux stagiaires pour  s’occuper de la billetterie cet été, et il espère pouvoir pérenniser leur emploi.

C’est pourquoi il ne veut pas que cette campagne de financement participatif reste un cas isolé. "Certains nous ont dit qu’on avait fait un coup formidable, mais que cela restait un coup, alors qu’en réalité, ce que nous proposons, c’est un nouveau modèle pour sauver des monuments que personne ne veut ou peut sauver tout seul et ainsi mettre en valeur le patrimoine", soutient cet historien.

Sur les dizaines de milliers de châteaux (entre 30 000 et 40 000) qui existent en France, cet expert estime qu’il y en aurait environ 6 00 en péril. Pour lui, les sauvegarder n’est pas qu’une manière de préserver le passé, mais bien d’avoir le regard tourné vers l’avenir économique de villages entiers. C’est pourquoi, alors qu’il fait tout pour que la cour intérieure du château de la Mothe-Chandeniers puisse être ouverte au public à partir de 2019, Julien Marquis prépare aussi une nouvelle campagne en ligne pour acheter un deuxième château dès l’automne 2018. On verra alors s'il a bien trouvé un nouveau modèle économique ou si c’est seulement la personnalité hors norme de la Mothe-Chandeniers qui a suscité un tel engouement.