Alors que la minorité kurde de Turquie célèbre le 25e anniversaire du lancement de la lutte armée du PKK, le leader historique du mouvement kurde Abdullah Oçalan doit communiquer à Ankara une feuille de route très attendue.
En ce 15 août, c’est vers la petite île d’Imrali, en mer de Marmara, que les regards des Kurdes du monde entier se tournent. Il n’y a pourtant rien à voir sur ce caillou aride reconverti en prison de haute sécurité, mais c’est là qu’est détenu depuis 10 ans le leader historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Oçalan. Et c’est de sa cellule qu’il doit rendre publique, le 15 août, une feuille de route qui dressera les grandes lignes du processus de paix et de réconciliation entre les Kurdes et l’Etat turc.
Un document attendu avec impatience. Et pas seulement par la communauté kurde. Depuis plusieurs semaines, les autorités turques et la minorité kurde ont repris le dialogue dans de "bonnes conditions", juge Ahmet Gülabi Dere, membre du Congrès national du Kurdistan (fédération d’environ 140 mouvements kurdes en Turquie et à travers le monde), écrivain et journaliste, joint à Bruxelles par FRANCE 24. Le 5 août dernier, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a accepté pour la première fois depuis deux ans de s'entretenir avec le président de la principale formation kurde de Turquie, le Parti pour une société démocratique (DTP). Et le ministre de l’Intérieur, Besir Atalay, a été récemment chargé de mener les discussions entre le pouvoir et la communauté. "Le gouvernement turc se rattrape car il a pris beaucoup de retard sur les discussions et il sait que la feuille de route d’Oçalan arrive", estime Ahmet Gülabi Dere.
Du 15 août 1984…
Ce n’est pas par hasard qu’Abdullah Oçalan a choisi la date du 15 août. Les Kurdes célèbrent, ce jour-là, le 25e anniversaire d’un moment fondateur : l’attaque par des commandos du PKK de casernes militaires turques dans les bourgades d’Eruh et de Semdinli, qui donna le coup d’envoi de la lutte armée kurde contre le pouvoir d’Ankara. S’ensuivront 25 ans de guérilla qui feront environ 45 000 morts.
Dans le bureau du centre culturel kurde de Paris, qu’il dirige, Memet Ulker se rappelle bien du 15 août 1984. Ce jour-là, il regarde la télévision turque et ressent une incroyable fierté en apprenant le fait d’armes de ses compagnons. Mais il est déjà loin de sa terre d’origine : Memet a fui la Turquie en 1980, après le coup d’État militaire du 12 septembre qui a accentué la répression contre les militants kurdes dont il était proche. "La langue, la musique, la culture kurdes étaient interdites en Turquie, alors ce 15 août je me suis senti fier, heureux, comme des milliers de Kurdes en Turquie et en exil." Aujourd’hui, il se reconnaît proche du PKK, revendique la reconnaissance du peuple kurde par Ankara et l’autonomie pour le Kurdistan turc, citant comme exemple le modèle fédéral espagnol.
Dans les salons du centre culturel, une dizaine d’hommes lisent le journal "Politika", regardent des clips sur la chaîne musicale kurde MMC, et discutent autour d’un thé. Sur un mur à droite de l’écran de télévision, cinq larges portraits représentent les martyrs de la cause kurde. Oçalan évidemment, mais aussi Mahsun Kormaz, qui faisait partie du commando de Semdinli en 1984. Un événement qui est dans toutes les têtes ces jours-ci, monopolisant les informations de la chaîne kurde Roj TV et même les pages du grand quotidien turc "Hürriyet". Attablé face à la télévision, Erdan a presque l’âge de la guérilla. Il est né en 1982, et pour lui ce 15 août est "le jour de la renaissance kurde, celui d’une lutte que nos parents ont payé très cher", celui enfin de la figure tutélaire d’Oçalan. "Si le gouvernement turc veut une solution, il faudra discuter avec Oçalan", ajoute-t-il.
…au 15 août 2009
Les avocats du leader kurde lui ont rendu visite le 14 août, et ont probablement en leur possession la fameuse feuille de route qui doit être rendue publique le 15. Une date à marquer d’une pierre blanche pour Ahmet Gülabi Dere. De la même manière que "le premier 15 août" a lancé la lutte armée, le "deuxième 15 août doit marquer le commencement d’une ère nouvelle, d’une lutte avec des moyens politiques et pacifistes".
Mais que contiendra cette feuille de route ? En attendant de le savoir, chacun spécule et y projette ses peurs et ses espoirs. La peur de voir la nation turque se disloquer pour certains éditorialistes du "Hürriyet" et pour le Milliyetçi Hareket Partisi (MHP), parti nationaliste et anti-kurde. L’espoir de voir enfin le peuple et la culture kurdes reconnus officiellement, explique Memet Ulker. Car même si Ankara a élargi ces dernières années les droits culturels des Kurdes (enseignement du kurde dans des écoles privées, programmes télévisés en langue kurde), beaucoup reste à faire. Le PKK a abandonné en 1993 les revendications séparatistes et ne réclame plus aujourd’hui qu’une autonomie politique assortie de droits culturels, par exemple celui d’utiliser les prénoms kurdes.
Pour le représentant kurde Ahmet Gülabi Dere, la feuille de route d’Oçalan pourrait prévoir la mise en place d’une commission "de justice et de vérité, comme cela s’est fait en Afrique du Sud ou au Rwanda". Elle devrait aussi faire le point sur l’action armée - le cessez-le-feu proclamé par le PKK court jusqu’au 1er septembre – et poser la question de l’amnistie des combattants kurdes.
Enfin, ce document et les discussions en cours avec Ankara devraient permettre d’impliquer l’Union européenne (UE) dans la résolution de la question kurde. Le Parti des Travailleurs du Kurdistan reste inscrit sur la liste des organisations classées comme terroristes par l'UE, malgré un jugement de la Cour européenne de justice d'avril 2008 invalidant cette inscription. Chargé des relations entre le Congrès national du Kurdistan et l’UE, Ahmet Gülabi Dere estime que "l’Europe, hypocrite, n’a pas joué jusqu’à aujourd’hui le rôle qui aurait dû être le sien" et espère que "cette feuille de route la fera bouger car la question kurde est aussi un problème pour l’Europe !"