
En attendant le verdict du jury présidé par Cate Blanchett, France 24 dresse un bilan de la compétition du 71e festival de Cannes avec son palmarès des prix que les jurés ne délivreront jamais.
C'est sur une course de fond et un sprint que s'est achevé, vendredi, le marathon cannois (on est sur les rotules mais la compétition fut belle). À tout seigneur tout honneur, le soin de clore les hostilités a été confié à Nuri Bilge Ceylan, lauréat de la Palme d'or 2014. Et le réalisateur turc n'avait apparemment pas envie de fermer la marche dans la précipitation. Son film, "Le Poirier sauvage", dure un peu plus de 3 heures. Il fallait au moins ça pour explorer les complexes relations entre un aspirant écrivain (insupportable d'arrogance) et son père, vieil enseignant que la fièvre du jeu a mis dans la panade financière. C'est très très bavard (très), extrêmement bien filmé (extrêmement) et magnifiquement interprété. Le personnage du papa malicieux butant sur le mépris de son fils est l'un des plus beaux rencontrés sur la Croisette cette année (un prix d'interprétation pour Murat Cemcir ne serait pas volé).
Avant cela, nous avons vu "Ayka", drame épuisant du Russo-Kazakhe Sergey Dvortsevoy sur une sans-papierS kirghize de Moscou qui abandonne son bébé à la maternité (la poilade). C'est filmé avec l'urgence des frères Dardenne (période "Rosetta" caméra au poing). C'est dur et noir comme un tunnel sans issue. Pas même une petite porte de secours. Film irrespirable.
Le jury de Cate Blanchett dispose désormais de toutes les cartes en main pour établir son verdict ce soir. Sans vouloir jouer la Madame Soleil, disons seulement que deux films partent favoris pour la Palme d’or : "Une affaire de famille", bijou de délicatesse signé du Japonais Hirokazu Kore-eda ; et "Capharnaüm", drame tire-larmes de la Libanaise Nadine Labaki sur la maltraitance infantile. En attendant de connaître définitivement le palmarès officiel du 71e festival de Cannes, nous avons constitué le nôtre. Avec des prix qui n’existent pas.
- La Palme Love : La misère, la guerre, les injustices, d'accord, mais "il y a l'amour, Bardamu !" (référence littéraire). On retiendra de cette édition 2018 qu’elle fut placée sous le signe de Cupidon. Mais un Cupidon versatile car sur la Croisette cette année les amours ont été sérieusement malmenées, tour à tour consommées, consumées, contrariées, comblées, condamnées. On aura aimé à plusieurs kilomètres de distance dans le très beau "Plaire, aimer et courir vite", le sombre "Cold War" et le dense "Ash is purest white", alias "Les Éternels" dans sa traduction française.
On aura aimé à trois dans le troublant et inégal "Asako I & 2" (du Japonais Hamaguchi) et le réjouissant film musical "Leto" (du Russe Serebrennikov). Ou aimé seul, comme dans "Under the Silver Lake", avec un Andrew Garfield égaré dans le labyrinthe de ses fantasmes (on dirait les paroles d'une chanson d'Indochine).
Enfin, on aura aimé très furtivement, le temps d'un baiser (superbe) à l'ombre d'un arbre dans "Le Poirier sauvage".
Mais comme nous craignons qu'il ne reçoive pas la Palme d'or, pourtant méritée, nous décernons notre Palme Love à "Burning", merveille sud-coréenne de Lee Chang-dong sur les sentiments silencieux d'un jeune écrivain en manque d'imaginaire. Un amour de film qu'on vous dit.
- Prix de la meilleure scène : Sont nommées, la bouleversante dernière étreinte dans une baignoire entre deux anciens amants atteints du sida ("Plaire, aimer et courir vite" de Christophe Honoré) ; la sublime embrassade de deux inconnus rencontrés dans un train de nuit ("Les Éternels") ; la danse seins nus dans une campagne sud-coréenne entre chien et loup ("Burning") ; le sourire de Vanessa Paradis dans la scène d’orgie finale d’"Un couteau dans le cœur" de Yann Gonzales.
Et le prix de la meilleure scène est accordée à : tout le monde (s’agirait pas de faire des jaloux).
- Prix de la meilleure réplique : Décerné sans barguigner à cette sortie de Zula, la chanteuse polonaise de "Cold War" qui explique pourquoi elle a poignardé son père : "Il m'a confondu avec ma mère. Mon couteau lui a appris à faire la différence". Joanna Kulig qui interprète la jeune femme à l'écran demeure une prétendante sérieuse au prix d'interprétation féminine (ex-aequo avec Zhao Tao, trois fois femme puissante dans "Les Éternels").
- Prix de la meilleure interprétation familiale : Comment ne pas décerner ce prix aux membres d’"Une affaire de famille", joyeuse bande de voleurs unis par les liens du cœur et non du sang. Mention spéciale à la géniale grand-mère qui coupe ses ongles de doigts de pied pendant les repas. Et chaparde des jetons de casino pour jouer aux machines à sous. Gros cœur avec les mains.
- Prix de la meilleure chanson : On aura beaucoup chanté en compétition. Du rock soviétique dans "Leto", du folklore polonais et du jazz dans les caves parisiennes embrumées de "Cold War", des tubes espagnols lors du mariage de l'oubliable "Everybody Knows", des chants de résistance très "girl-power" du tout aussi oubliable "Les Filles du soleil".
Mais la chanson de ce cru 2018 qu'on retiendra est celle du groupe "Jesus and the Brides of Dracula" (du film "Under the Silver Lake"), dont les paroles cachent un message pour le moins énigmatique : "Caresser la tête de Dean et chercher Newton". Débrouillez-vous avec ça.
- Prix "Gauloises" des plus gros fumeurs : Les militants anti-tabac sont en PLS sur la Croisette depuis le début de la quinzaine. De mémoire de festivalier, on n’avait pas vu autant de clopeurs à l'écran. On fume énormément dans "Plaire, aimer et courir vite" (c’est tellement français), dans "Cold War" et dans "Burning" (et pas que du tabac). Mais les champions incontestés restent les Chinois des "Éternels" qui s’en grillent une à peu près partout où ils se trouvent : les bars, les restaurants, les usines, les bureaux, les bus, les toilettes…
- Prix de la meilleure danse de salon : Attribué haut la jambe au virevoltant couple de danseurs chinois des "Éternels" pour leur prestation donnée lors de l'enterrement d'un boss de la pègre. Trop d'émotion.
- Prix du meilleur film de Jean-Luc Godard : "Le Livre d'image" de Jean-Luc Godard.
- Prix de la meilleure apparition de Donald Trump : Miroir du monde tel qu’il se porte, le festival de Cannes ne pouvait faire l’impasse sur les grands enjeux de politiques internationales. Personnage fantasque issu du monde des affaires et du divertissement, l’actuel président américain représente à lui seul les mutations en cours sur la planète (great again). On aura donc vu plusieurs fois Donald Trump sur les écrans : à travers un journal télévisé dans "Burning", où il promet de relancer l’activité industrielle des États-Unis ; mais surtout dans la comédie politique de Spike Lee, "BlacKkKlansman", où il est présenté comme l’agent des divisions raciales et sociales qui rongent le pays.
Mais, finalement, c’est un autre président américain dont on aura davantage entendu le nom. Celui d’Obama, que porte le petit orphelin du gentillet mélo égyptien "Yomeddine". Il y a des héros plus positifs que d’autres.