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Moqtada al-Sadr, l'imam populiste plébiscité par les Irakiens

La liste du leader chiite Moqtada al-Sadr est arrivée en tête des législatives en Irak. Il incarne le ras-le-bol de la population contre la corruption et la faiblesse de l’État, et la volonté de rompre avec les influences iranienne et américaine.

Un faiseur de roi émerge en Irak. Selon les résultats quasi-définitifs des élections législatives du 12 mai, la liste du nationaliste chiite Moqtada al-Sadr est arrivée en tête, à la surprise générale, avec 1,3 million de voix, dans un scrutin où l’abstention a été particulièrement élevée. Un exploit pour le chef religieux, dont la famille a façonné au cours des dernières décennies la prise de parole des classes populaires chiites irakiennes.

Moqtada al-Sadr, qui ne se présentait pas en tête de la liste formée par son mouvement, les communistes et des personnalités sunnites, entend rester à la manœuvre même s'il ne brigue pas le poste de Premier ministre, et a déjà proposé aux principaux partis du pays de constituer une coalition gouvernementale. S’il y parvient, il pourra ensuite former le gouvernement, comme l’y autorise la Constitution.

Son programme, contre les tutelles américaine et iranienne et la corruption tous azimuts qui gangrène le pays, a permis d’infliger un revers cuisant aux deux favoris des élections : le Premier ministre sortant, Haïdar al-Abadi, chiite, soutenu par la communauté internationale et auréolé de ses victoires contre l’organisation État islamique (EI), et le vice-président Nouri al-Maliki, également chiite mais lui réputé proche de l’Iran. La victoire de Moqtada al-Sadr pourrait marquer un tournant dans le paysage politique irakien.

"Moqtada al-Sadr représente les classes sociales défavorisées, déshéritées, exclues depuis 2003, soit la majorité absolue de la société irakienne, révoltée contre la classe politique corrompue. Il ne faut pas oublier que Bagdad a été désignée comme la pire capitale du monde, et que l’État irakien est en panne au niveau des services publics", rappelle le sociologue Adel Bakawan, chercheur associé à l'EHESS et directeur général du Kurdistan centre for sociology à l’université de Soran (Irak).

Une famille à la tête des revendications populaires chiites

Le leader religieux de 44 ans, apparu sur la scène politique en 2003 en enchaînant les prêches contre l’invasion militaire américaine, est issu d’une grande tradition de militantisme chiite : son père, le Grand Ayatollah Mohammed Sadeq al-Sadr, était très respecté parmi la communauté pour son combat en leur faveur dans les quartiers populaires chiites de Bagdad (baptisés Sadr City en sa mémoire) et du sud du pays contre le régime répressif de Saddam Hussein. Le patriarche a payé la lutte de sa vie, assassiné avec deux de ses fils en 1999 dans une attaque attribuée à des agents du pouvoir bassiste.

De cette aura, l’imam Moqtada al-Sadr a tiré son autorité. Après la chute du régime de Saddam Hussein, sa milice, l’Armée du Mahdi, est la première faction chiite à engager la lutte contre l’armée d’occupation américaine, notamment au plus fort de la guerre civile, de 2006 à 2008. La milice, accusée d’exactions contre les sunnites et démantelée en 2008, est reformée en 2014 pour lutter contre les jihadistes de l’EI. L’image de Sadr, qui s’était fait discret pendant ces six années, passe alors du charismatique chef religieux au tribun populiste.

"Sadr partage la notion de perte avec la classe pauvre chiite : son père, ses frères et beaucoup de ses proches sont des martyrs de la communauté. Il parlait comme ceux qui n’ont plus rien, il leur ressemblait même" écrit le journaliste américain Anthony Shadid dans son livre "Nights Draws Near", relatant les conséquences de l’invasion américaine en Irak.

En 2015, il s’allie aux communistes, traditionnels représentants des classes populaires au XXe siècle jusqu'à ce qu'ils soient marginalisés sous le régime baasiste, avec qui il partage le mépris de l’interventionnisme iranien. Ensemble, avec d’autres formations sunnites, ils mènent la lutte contre la corruption. Il réunit alors des centaines de milliers de partisans, notamment à Bagdad, et lance un assaut inédit, en mai 2016, contre la "Zone verte", siège du gouvernement, du Parlement et de l’ambassade américaine, réputée imprenable. Les manifestants, sous la protection de l’Armée du Mahdi, rebaptisée depuis "Brigade de la paix" réclament la mise en place d’un nouveau gouvernement qui lutterait efficacement contre la corruption. Son coup d’éclat réussi, Sadr rappelle ses militants pour "donner une chance au processus politique", rappelle Le Monde.

Le leader populiste, estime Adel Bakawan, représente par ailleurs un mouvement religieux "radicalement conservateur. Avec lui, on retrouve l’idée de famille sous sa forme la plus conservatrice, la séparation nette entre les genres, sans parler des droits de l’Homme". Ce n’est qu’en 2016 que le chef religieux appelle à la fin des attaques menées par ses miliciens contre les débits de boisson et les homosexuels.

Coalition difficile à trouver

Stratège, Moqtada al-Sadr rencontre, pendant sa campagne, de hautes autorités sunnites, dont le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, et le roi de Jordanie, Abdallah II, rebattant les cartes irakiennes, où le confessionnalisme politique fait foi.

"Il est incontestablement en mesure de lancer le processus de rassemblement", affirme Adel Bakawan. "C’est l’ingénieur du nouveau nationalisme irakien, opposé radicalement à la fois politiquement et militairement à la tendance pro-iranienne représentée par Nouri al-Maliki. Il veut insérer l’État irakien dans un milieu arabe, en tant qu’État arabe et anti-américain, à l’inverse de Haïdar al-Abadi, qui est un libéral pro–américain." Ses calculs lui octroient les sympathies d’une partie de la communauté sunnite, minoritaire en Irak mais stratégique pour former une coalition de gouvernement.

En théorie, Moqtada al-Sadr dispose de 90 jours pour récupérer les 165 sièges nécessaires à l'obtention d'une majorité. Mais la route est loin d’être ouverte pour le chef religieux. S’il bénéficie d’un solide soutien populaire et du prestige de son nom, son jeune âge et son manque d’influence conséquente auprès des grands acteurs traditionnels irakiens - dont les nationalistes d’Abadi et du puissant PDK kurde de Nechirvan Barzani, anti-iraniens, mais réputés proches des Américains - et internationaux seront autant de freins pour rassembler suffisamment de partis derrière sa liste, selon Adel Bakawan. Un calcul d’autant plus compliqué que face à Sadr, les Américains et les Iraniens, rivaux depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, ont déjà commencé les tractations pour former une coalition qui leur serait favorable en Irak.