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Comment "Red Sparrow" et "La Mort de Staline" égratignent l’image de la Russie au cinéma dans des registres opposés

L’un est une fiction d’espionnage dans l’archétype hollywoodien, l’autre une satire politique historique. Malgré leurs registres diamétralement opposés, ces deux films convergent sur un point : écorcher la routine du pouvoir russe depuis les années 1950.

La Russie est au centre de toutes les attentions internationales, entre la réélection de Vladimir Poutine, l’expulsion de dizaines de diplomates russes en représailles de l’empoisonnement d’un ex-espion au Royaume-Uni ou encore les révélations sur l’influence en ligne des trolls russes pendant la campagne présidentielle de 2016 aux États-Unis.

Et mercredi 4 avril, les salles obscures aussi se mettront à l’heure de Moscou avec deux films dont les intrigues se déroulent dans l’ombre du Kremlin, "La Mort de Staline" et "Red Sparrow".

Une satire politique VS un thriller violent

Le premier est une comédie du réalisateur Armando Iannucci, largement inspirée de la bande-dessinée "La Mort de Staline" des auteurs français Thierry Robin et Fabien Nury. Grand spécialiste de la satire politique – on lui doit déjà les séries de fiction "The Thick of It" dans les couloirs du 10 Downing Street et "Veep" avec Julia Louis-Dreyfus en vice-présidente des États-Unis – le Britannique s’est intéressé aux quelques jours qui ont suivi la mort du dictateur de l’Union soviétique en mars 1953, et la guerre de pouvoir qui a éclaté au sein de sa garde rapprochée. Des scènes loufoques franchement drôles et un humour absurde qui prennent une toute autre dimension lorsqu’on sait que toutes les anecdotes ou presque sont vraies.

Les deux réalisateurs se sont inspirés de faits bien réels pour construire leurs récits

Le second est un thriller rythmé et parfois violent du réalisateur américain Francis Lawrence, porté par son héroïne favorite de la saga "Hunger Games", Jennifer Lawrence. On y suit la conversion forcée d’une jeune danseuse du Bolchoï recrutée par les services secrets russes pour séduire et piéger les agents de leurs ennemis américains. Une sorte de Mata Hari soviétique, quoi. Avec un casting convaincant (Matthias Schoenaerts, Joel Edgerton et Jennifer Lawrence donc) et des twists inattendus, on a affaire à un bon film d’espionnage comme Hollywood sait si bien les faire. Et si certains regrettent l’hypersexualisation du personnage de l’espionne, on peut au contraire y voir une critique sous-jacente de la considération des femmes dans la société russe.

En fait, si l’on peut se permettre de voir dans ces deux long-métrages une remise en cause du pouvoir russe, c’est parce qu’il se n’agit pas de simples fictions à la coïncidence troublante. Les deux réalisateurs se sont inspirés de faits bien réels pour construire leurs récits. "La bande dessinée française a été un point de départ, parce qu’elle contient plein d’anecdotes. Mais j’ai aussi lu l’autobiographie de Krouchtchev et les 'Vingt Lettres à un ami' de Svetlana Allilouïeva, la fille de Staline. Et je suis allé en Russie pour rencontrer des gens qui ont grandi sous cette ère. Toutes ces anecdotes étaient là, elles existaient déjà, mais personne ne les avait rassemblées dans un film", raconte Armando Iannucci à Mashable FR.

"Un journaliste russe m’a dit qu’au bout de 5 minutes, il avait l’impression d’être revenu à l’époque de l’Union soviétique"

En plus de la véracité du scénario du film, le réalisateur a veillé à "recréer attentivement, autant que possible, l’atmosphère de cette époque" pour fournir une vision réaliste et rester "respectueux du peuple russe" même dans la comédie. "Un journaliste russe m’a dit qu’au bout de cinq minutes, il avait l’impression d’être revenu à l’époque de l’Union soviétique. Les sujets évoqués dans le film sont tellement importants que je devais savoir vraiment de quoi je parlais", continue Armando Iannucci.

Parmi les nombreuses anecdotes évoquées, on retient notamment celle de Laurenti Beria, Nikita Khrouchtev et les autres, décontenancés devant le corps inerte de Staline, ne sachant pas quels médecins faire venir à son chevet car le dictateur les avait tous fait prisonniers quelques semaines plus tôt. En janvier 1953, le "complot des blouses blanches" éclatait en effet en Russie, accusant les meilleurs docteurs du pays – pour la plupart de confession juive – d’être des espions américains prêts à empoisonner des personnalités soviétiques. Vinogradov, le médecin personnel de Staline, faisait partie des praticiens inculpés.

Une anecdote semblable revient dans "Red Sparrow" : un agent haut placé des services secrets russes avoue avoir accepté de jouer le rôle de taupe pour les États-Unis après la mort de sa mère, directement liée à l’interdiction gouvernementale d’un traitement élaboré par des médecins américains.

Les espions sexuels de Russie et d'ailleurs

Si "Red Sparrow" est tout de même un poil plus caricatural, notamment à cause des mauvais accents de l’Est que s’emploient à tenir Jennifer Lawrence et Matthias Schoenaerts, l’histoire est elle aussi inspirée de faits réels. Francis Lawrence a en effet adapté le livre "Red Sparrow", "Le Moineau rouge" en français, de l’Américain Jason Matthew – un ancien agent de la CIA reconverti en romancier après 30 ans de service qui infusent indéniablement ses récits. "Les Russes ont pendant beaucoup, beaucoup d’années utilisé les femmes pour piéger sexuellement des officiels étrangers. Le but était de les faire chanter pour qu’ils révèlent leurs secrets", raconte l’auteur à CNBC.

"C’était presque de l’esclavage que de mettre dans ces écoles des femmes"

Ces agents-là, appelés "les moineaux", étaient formés dans les années 60 et 70 dans des écoles "horribles" : "C’était presque de l’esclavage que de mettre dans ces écoles des femmes" dont le corps devenait une arme du régime. À plusieurs reprises dans le film, la directrice du centre de formation, incarnée par Charlotte Rampling, et d’autres, ne cessent de rappeler au personnage de Jennifer Lawrence qu’elle "appartient" à l’État depuis sa naissance, tout comme sa carrière de ballerine au Bolchoï où elle dansait pour divertir les élites, ou encore ses missions d’agent secret pour le SVR, successeur du KGB.

Outre les Russes, le Mossad et les services secrets chinois pratiquaient aussi cette technique du "piège à miel", quand la Stasi avait ses "espions Roméo" pour aller draguer de puissantes veuves en Allemagne de l’ouest. Aujourd’hui encore, l’ex-agent de la CIA Jason Matthew avance que si ces écoles ont sans doute fermé, ces pratiques d’espions sexuels seraient toujours en vigueur. En 2010, Ekaterina Gerasimova, alias Katya, avait filmé ses ébats sexuels avec des opposants à Vladimir Poutine. Et la technique dérivée des "Kompromat" fait encore des victimes : le cas récent du Français Yoan Barbereau en est la preuve.

L'art et le rire pour résister

Avec plus ou moins de profondeur, "La Mort de Staline" et "Red Sparrow" évoquent aussi la place de l’art dans un régime totalitaire. Si Francis Lawrence survole brièvement le sujet lorsqu’on apprend que la danseuse du Bolchoï est rémunérée par l’État, Armando Iannucci file cette métaphore au travers du personnage interprété par l’actrice Olga Kurylenko. Cette femme pianiste, du nom de Maria Yudina, est la seule parmi toute la galerie de portraits du film à oser exprimer son opposition à Staline – même si nombreux veulent la faire taire.

La censure ? "Tout ce qu’ils ont réussi à faire, c’est lui donner plus de visibilité"

"La raison pour laquelle les régimes totalitaires veulent dire aux artistes ce qu’ils doivent créer, ce qu’ils doivent écrire, ce qu’ils doivent composer, c’est parce qu’ils détestent l’incertitude. Avec un poème, une peinture ou une nouvelle, vous ne pouvez pas prévoir la réaction du public. Or les régimes totalitaires veulent pouvoir maîtriser l’impact d’une œuvre sur le peuple", réagit Armando Iannucci. Et soixante ans plus tard, combe de l’ironie : le film du réalisateur a justement été censuré en Russie. "Je trouve ça triste qu’ils pensent toujours pouvoir contrôler les réactions du public en cachant un film", poursuit-il. "Parce qu’aujourd’hui, on ne peut plus camoufler un film, les gens vont le trouver, il est partout sur Internet, les gens y ont accès. Tout ce qu’ils ont réussi à faire, c’est lui donner encore plus de visibilité."

Whoever writes the on the outside of @LandmarkLTC cinema in #Minneapolis is a genius. Went to see death of Stalin by @Aiannucci amazing! This is what they wrote! We didn’t get poisoned... yet pic.twitter.com/xnAjeBuqSr

— david huskisson (@dhuskiss) 25 mars 2018

Si Francis Lawrence a choisi le registre sombre, oppressant et violent du thriller pour "Red Sparrow", Armando Iannucci opte lui pour ce qu’il sait faire de mieux : la satire politique. Et de prouver, s’il le fallait encore, que le rire peut être cathartique et salvateur. D’ailleurs, dans les années 1950, des livres de blagues sur Staline circulaient sous le manteau. "Les gens ressentaient le besoin de faire des blagues même s’ils pouvaient être tués pour ça", raconte le réalisateur de "La Mort de Staline" à Mashable FR. "Peu importe à quel point la situation est terrible, si vous pouvez faire de l’humour noir, c’est qu’elle ne vous a pas détruit. En réalité, c’est la dernière arme que vous avez. C’est d’ailleurs pour ça que les hommes politiques qui ne savent pas rire d’eux même sont les plus dangereux. Car ils sont ceux qui tolèrent le moins l’opposition."

Une guerre froide des temps modernes

Alors que Vladimir Poutine à entre ses mains le pouvoir russe depuis 2000, Armando Iannucci ne tergiverse pas sur le message de son long-métrage : "Il y a derrière ce film l’idée qu’il n’existe pas d’alternative décente à la démocratie, car voilà ce qui arrive lorsque vous ôtez la démocratie. Racontons une histoire du passé et soyons sûr que cela ne se reproduise plus jamais. Il s’agit de préserver la démocratie, d’y faire attention sans interdire de s’en plaindre ou d’essayer de l’améliorer car elle repose justement sur des différences d’opinions."

Si le propos de Francis Lawrence est certes moins clairvoyant et moins engagé, il semble tout aussi évident aujourd’hui. "Je n’avais pas l’intention de faire un film politique. Lorsqu’on a commencé le projet il y a trois ans, les opinions politiques qui transparaissent dans le film étaient plutôt hors de propos. On avait l’habitude d’en parler et de se dire : 'Oh,cette histoire de guerre froide moderne, ça ne sonne pas juste'", a confié le réalisateur au Hollywood Reporter. "On s’intéressait plutôt aux personnages et au parcours de Dominika, le rôle de Jennifer Lawrence. Et au fur et à mesure que le temps passait, les élections ont eu lieu, les choses ont commencé à arriver et le film est devenu de plus en plus pertinent."

La coïncidence veut maintenant que ces deux films sortent alors qu’une rencontre entre Vladimir Poutine et Donald Trump serait imminente. Et aussi différents soient-ils – en terme de registre, de casting ou de période –, "La Mort de Staline" et "Red Sparrow" donnent à réfléchir à l’image que le pouvoir russe s’efforce de faire rayonner.

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