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Affaire Solange Te Parle : l'avis de deux avocats sur la publication des témoignages sans consentement

"Les femmes parlent à Solange", promet le bandeau du livre. "Les femmes n'étaient pas au courant que Solange publierait leurs témoignages" surtout, aurait-on envie de répliquer dans une ironie grinçante. Que disent les avocats ?

MISE À JOUR DU 29/03 : Ina Mihalache a posté une vidéo dans laquelle elle affirme avoir "constaté la douleur" des femmes et reconnaît avoir "été mal organisée". Voir en fin de papier.

"Très intime" est sorti aux éditions Payot et se présente comme un recueil d'histoires de femmes de 18 à 46 ans qui racontent l'intimité de leurs chambres à coucher. "Un livre qui fait entendre une parole féminine et féministe, une parole libératoire, déculpabilisante, qui résonne comme un manifeste contre la victimisation des femmes", résume l'éditeur en quatrième de couverture.

Paru le 1er février 2017, l'ouvrage d'Ina Mihalache (le nom à la ville de "Solange Te Parle", personnage fictif et associal connu pour susurrer en vidéo des commentaires sur la vie en société) aurait pu continuer encore longtemps son ascension tranquille, entre sa bonne réception, une séance de dédicace au salon du livre et des semaines à squatter les têtes de gondoles des libraires. C'était sans compter cette polémique : les témoignages en question ne sont pas des entretiens menés pour les besoins du livre. Non, car il s'agit en réalité de paroles de femmes recueillies par Solange en 2014 et diffusées à l'époque à la radio, sur Le Mouv'. 

Pour le livre, "Solange" n'avait recontacté qu'une seule femme

"Nous avons été quelques unes à participer, raconter des anecdotes, des points de vue sur nos sexualités et nos émotions, la maternité et j’en passe ; nos prénoms ont été changé et c’était diffusé sur une radio, des pastilles comme on dit. Je l’ai fait dans la joie et la bonne humeur et j’étais pas si anonyme que ça puisque je l’ai fait suivre. J’ai raconté des trucs légers finalement. Certaines ont témoigné de la violence qu’elles ont subie, elles se sont vraiment mises à nu, elles ont vraiment fait confiance. En fait quand je me suis aperçue ce matin que Solange en avait fait un bouquin, j’ai même pensé naïve que je suis que j’avais été oubliée et qu’elle avait prévenue les autres", explique Catnatt dans un billet de blog.

"Chère @SolangeTeParle (du respect de l'intimité)" à propos de ton bouquin "Très intime", j'ai 2, 3 trucs à te dire https://t.co/obs2H5rE0k

— Catnatt (@Catnatt) 25 mars 2017

Au téléphone avec Mashable FR, Catnatt, qui a aussi lancé le hashtag #SolangeGate sur Twitter, se dit "furieuse" : "Pas tant pour moi, qui assume encore ce que j'ai dit et comment je l'ai dit, que pour certaines des jeunes femmes." Surtout, "il y a quelques temps, l'une d'entre elles avait demandé à Ina de retirer son témoignage de la pastille Le Mouv', suite à une vidéo de Solange Te Parle à laquelle elle ne voulait pas être associée. Bizarrement, cette jeune femme est la seule personne à avoir été contactée par Ina Mihalache avant que le livre ne parte à l'impression." Et Catnatt de poursuivre : "Sauf que l'adresse e-mail sur laquelle Solange l'a contactée est une boîte que la jeune femme ne consulte jamais. Elle n'a donc jamais répondu. Ce qui n'a pas empêché Solange de publier le témoignage quand même..."

Qui ne dit mot consent ? En matière de droit, ce n'est pourtant pas la logique. Surtout, il peut paraître curieux qu'Ina Mihalache (qui n'a toujours pas répondu à nos sollicitations à ce jour) ait choisi de contacter une des femmes mais pas les autres. Pense-t-elle avoir le droit de publier tous les témoignages ? Ou avait-elle envie de mettre ces femmes devant le fait accompli ?

Entre droit d'auteur et droit au respect de la vie privée

Pour l'avocate Vanessa Bouchara spécialiste en droits de la propriété intellectuelle contactée par Mashable FR, "le simple fait de participer à un projet n'est pas synonyme de cession de droits sur d'autres projets". Il faudrait pouvoir consulter les termes du contrat (s'il y en a eu un, ce qui n'est vraisemblablement pas le cas) qui a été passé entre Solange Te Parle et les femmes qui ont témoigné pour le Mouv', mais dans le cas où le droit d'auteur leur est reconnu, "alors l'œuvre est dite 'de collaboration' et toutes sont co-auteures", estime-t-elle. Cet examen ne se ferait pas sans le fait de mesurer l'apport réel de Solange Te Parle au projet, en matière de questions organisées de façon à conduire un entretien. S'il est considéré que les témoignages forment une œuvre, l'exploitation de celle-ci ne peut se faire sans le consentement de toutes celles qui y ont pris part. Dans tous les cas, recueillir le témoignage d'une tierce personne pour un support donné ne rend pas propriétaire de ce témoignage.

"Le simple fait de participer à un projet n'est pas synonyme de cession de droits sur d'autres projets"

L'affaire peut également basculer du côté du respect de la vie privée. En effet, s'il est prouvé que la publication des témoignages peut porter préjudice aux femmes qui n'ont témoigné officiellement que pour la radio, et s'il est démontré qu'elles peuvent être identifiées, par elles-mêmes ou par d'autres, "alors elles peuvent porter plainte pour atteinte à la vie privée" nous explique l'avocate Anne Pigeon-Bormans. "On peut penser à l'affaire Christine Angot, qui avait été condamnée avec Flammarion à verser 40 000 euros à Élise Bidoit, une femme qui s’est reconnue dans "Les Petits", roman paru en janvier 2011. Même si le parallélisme des deux affaires a forcément ses limites". Pour Anne Pigeon-Bormans, il est d'ailleurs plus plausible que l'affaire aille sur ce terrain-là puisqu'il est difficile, selon elle, de qualifier un témoignage en œuvre originale.

Reste que du côté de la défense, on peut imaginer qu'Ina Mihalache et son éditeur feront valoir que le consentement a été une première fois donné, et qu'ensuite, les témoignages n'ont fait qu'être retranscrits à l'écrit puis anonymisés. Quant à la signature "Solange", elle se justifierait par le fait que c'est bien Ina Mihalache qui a conduit et mis en forme les entretiens.

Quid de la déontologie...

Mais là où le bât blesse, c'est qu'au-delà de ces considérations de droit difficiles à trier selon qu'on les envisage sous l'angle de la création ou de la vie privée, demeurent des principes moraux. "On peut avoir raconté des choses que l'on raconterait différemment aujourd'hui", rappelle Catnatt. Dans un échange que nous avons pu consulter, Solange Te Parle assure à Catnatt que les enregistrements ont été retirés du site du Mouv'. Problème : il subsiste sur la Toile un SoundCloud ainsi qu'une vidéo dans lesquels les voix de certaines femmes sont reconnaissables, et donc recoupables après la large diffusion d'un livre comme "Très intime".

"J'ai aussi entendu l'argument du 'mais pourquoi vous vous plaignez ? Vos témoignages servent une cause plus grande encore'", s'offusque celle pour qui rien ne justifie que l'on s'assied sur le consentement de quiconque, "même pour une grande cause, c'est aux concernés de décider". Aujourd'hui, certaines des femmes en question ont demandé à une avocate d'envoyer un courrier à l'éditeur. "Même Daria Marx, qui reste plutôt à l'aise avec l'idée que son témoignage a été publié, reconnaît que les façons de faire de Solange Te Parle auraient pu être différentes", nous raconte Catnatt. Quant à Lucile, une autre des femmes qui avait témoigné, les éditions Payot, qui se sont fendus d'un tweet – effacé depuis – (pour se dire fiers de la démarche de Solange Te Parle qui n'aurait fait qu'offrir une deuxième vie au projet radiophonique) auraient dû réagir plus humblement, par exemple en proposant de faire un don à une association féministe.

En attendant, silence radio du côté d'Ina Mihalache. Solange Te Parle ne nous aura jamais autant si peu parlé.

MISE À JOUR DU 29/03 : Ina Mihalache a posté une vidéo dans laquelle elle affirme avoir "constaté la douleur" des femmes et reconnaît avoir "été mal organisée".

pic.twitter.com/wIQNnVIwxq

— Solange te parle (@SolangeTeParle) 28 mars 2017

La blogueuse Catnatt en a profité pour lui répondre qu'elle acceptait à titre personnel ses excuses, mais attendait désormais un e-mail "de demande d’autorisation en bonne et due forme". "Cette fois-ci on fait les choses ensemble et proprement. Certaines te diront oui, peut-être d’autres non. Mais au moins tu seras cette fois-ci organisée et respectueuse de notre consentement. En effet, ce point reste le plus essentiel puisqu’il est l’un des fils rouges de ton livre qui je le rappelle est considéré comme important car il libère la parole des femmes, la parole de femmes libres, "un manifeste contre la victimisation des femmes".  L’absence de consentement était ce qui a motivé nos réactions. Et s’il y a un retirage de ton livre, tu n’y mettras que les témoignages consentis", propose-t-elle.

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