
"C'est évident que je ne suis pas en sécurité ici, mais je suis forcé de rester", expliquait Mohammad, le 22 mai, à notre rédaction. Comme des dizaines de milliers d'habitants de la ville de Khan Younès, située au sud de la bande de Gaza, il avait reçu trois jours plus tôt l'ordre d'évacuer son quartier d'Abasan al-Kabira, considéré comme une "zone dangereuse" par l'armée israélienne.
"D'autres ont choisi de rester comme moi, mais la majorité est partie et ont été déplacés, par peur pour leur vie", racontait-il alors. Mohammad, lui, ne souhaitait pas partir avec sa famille : il craignait que son fils autiste de 17 ans, "devenu très irritable" avec la guerre, ne puisse pas supporter les conditions d'un tel déplacement. "Si je reste chez moi malgré les ordres d'évacuation", raconte-t-il, "c'est parce que la vie dans les zones prétendument 'sûres' est beaucoup plus difficile que ce que nous vivons actuellement, et même au-delà de notre capacité à l'endurer".
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Accepter Gérer mes choixMais quelques jours après notre échange, Mohammad a finalement dû se résoudre à reprendre la route, après que l’armée ait ordonné l’évacuation complète de son quartier, menaçant de bombarder leurs maisons. Il se trouve aujourd’hui avec sa famille dans la zone d’Al-Mawasi, où ils survivent sans abri adéquat ni tentes – qu’ils ne peuvent pas se permettre d’acheter, car leur prix atteint désormais 2 000 shekels (environ 500 euros). Mohammad attend un cessez-le-feu, tandis que son fils, qui nécessite un traitement spécial, reste particulièrement vulnérable.
32 ordres d’évacuation publiés, 78 % de la bande Gaza affectée
Comme Mohammad, la majorité des deux millions de Gazaouis sont confrontés, depuis la rupture du cessez-le-feu par Israël le 18 mars, aux ordres d’évacuation diffusés par l’armée israélienne, qui les poussent à fuir à nouveau leur lieu de vie.
Depuis le 18 mars, l’armée israélienne a émis, à la date du 29 mai, 32 ordres officiels de déplacement, soit près d’un ordre tous les deux jours. Diffusés notamment via ses comptes Telegram, Facebook ou X, ou par le biais de flyers imprimés, ces ordres précisent quelles zones doivent être évacuées immédiatement.
Les ordres d'évacuation sont accompagnés d’un message précisant les mesures d’évacuation. L’un d’eux, rédigé en arabe et transmis sur le canal Telegram du porte-parole arabophone de l’armée israélienne, le 11 avril, indique par exemple : “L’armée de défense a lancé une offensive puissante pour détruire les capacités des organisations terroristes. Cette zone est une zone de combat dangereuse. Pour votre sécurité, vous devez évacuer immédiatement vers les abris connus dans la ville de Khan Younès. Rester dans les abris, les maisons ou les tentes met votre vie et celle de votre famille en danger”.

La rédaction des Observateurs de France 24 a cartographié l’ensemble de ces ordres. Parfois, des secteurs sont aussi évacués via des ordres envoyés uniquement par SMS ou par tracts, mais ces évacuations sont temporaires et n’ont pas été comptabilisées ici.
Selon notre analyse, plus de 78 % du territoire de la bande de Gaza a été visé au moins une fois par un ordre d’évacuation entre la reprise des combats le 18 mars et le 29 mai 2025.
Certains de ces ordres couvrent des surfaces très étendues, condamnant la population à des déplacements importants. L'ordre d'évacuation du 31 mars a, par exemple, touché presque toute la ville de Rafah, dans le sud de l'enclave, soit près de 50 km², ce qui représente environ 14 % du territoire de la bande de Gaza. Le 19 mai, c'est une superficie encore plus vaste, cette fois de plus de 80 km² autour de Khan Younès, soit plus de 20 % du territoire, qui a été soumise à un ordre d’évacuation.
Certains quartiers, notamment situés autour du camp de réfugiés de Jabalia, dans le nord de l’enclave, ont par ailleurs fait l’objet de plusieurs ordres d’évacuation successifs.
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Accepter Gérer mes choixVaste zone tampon
En plus de ces ordres d’évacuations, l’armée israélienne limite fortement la liberté de circulation de la population gazaouie, par l’établissement de zones militarisées. Dans ces zones, qui se déploient le long de la frontière avec Israël et avec l’Egypte et sont parfois désignées sous le nom de “zone tampon” ou “zones de sécurité”, tout déplacement est interdit.
L’armée "va rester dans les zones de sécurité pour faire tampon entre l’ennemi et les communautés [israéliennes] comme au Liban et en Syrie", avait expliqué le ministre israélien de la défense, Israël Katz, le mercredi 16 avril.
Dans un rapport, publié en avril 2025 par l'ONG Breaking the Silence, qui a recueilli des témoignages de soldats israéliens, la zone tampon a été décrite comme une "zone de mort aux proportions énormes", dans laquelle les soldats auraient "reçu l’ordre d’anéantir délibérément, méthodiquement et systématiquement tout ce qui se trouvait dans le périmètre désigné, y compris des quartiers résidentiels entiers" ou "des bâtiments publics".
La “zone tampon” délimitée sur le site officiel de l’armée représentait au 29 mai plus de 50 % du territoire gazaoui, incluant notamment l’ensemble de la ville de Rafah.
La zone considérée par l’OCHA, l’agence humanitaire de l’ONU comme “zone militarisée israélienne” est encore plus vaste : elle s’étendait au 22 mai sur plus de 60 % du territoire. Elle inclut en plus une large zone autour du corridor de Netzarim, une zone désignée dans un tweet du 19 mars de l’armée israélienne comme destinée à être une “zone tampon entre le nord et le sud de la bande”.
L’OCHA estimait ainsi le 21 mai que 81 % du territoire de Gaza était soumis à des ordres d’évacuation ou sous contrôle militaire israélien.

En ajoutant les zones indiquées comme militarisées par l’ONU aux zones soumises à des évacuations, notre analyse montre que plus de 300 km2, soit plus de 82 % de la surface de Gaza, n’est plus accessible pour la population.
Aujourd'hui, les deux millions de Gazaouis de la bande sont ainsi forcés d'aller dans une zone qui représente moins de 65 km², l’équivalent de la superficie de la ville de Nantes.
Un espace presque aussi réduit qu’avant le cessez-le-feu. En août 2024, l’OCHA signalait en effet que 86 % de la bande de Gaza avait été placée sous ordre d’évacuation par l’armée israélienne depuis octobre 2023.
600 000 personnes déplacées de force depuis le 18 mars
Entre le 18 mars et le 21 mai 2025, les ordres d’évacuation ont forcé le déplacement de près de 600 000 Gazaouis, selon les données du Site Management Cluster de l’ONU.
"Il faut rappeler que toute la population de Gaza a déjà été déplacée une fois, parfois quatre, cinq, six, huit fois", explique à la rédaction des Observateurs, Claire Nicolet, responsable des opérations d'urgence pour Gaza de l'organisation Médecins sans Frontières.
Contactée par la rédaction des Observateurs, l’armée israélienne affirme que leurs ordres d’évacuation sont là pour protéger les civils. “Dans le cadre de ses activités opérationnelles visant à vaincre les capacités du Hamas, les FDI [NDLR : Forces de défense israéliennes] s’efforcent d’avertir la population civile afin de lui permettre de s’éloigner des zones d’hostilités actives et d’atténuer ainsi les dommages potentiels, conformément au droit international.”
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Accepter Gérer mes choixMais ces ordres, sans aucune indication de durée ou de possibilité de retour, laissent craindre aux humanitaires que les civils soient définitivement empêchés de revenir dans ces zones. “Depuis la reprise des hostilités le 18 mars, il n'y a pas de retour en arrière possible pour toutes ces zones sous ordre d'évacuation”, affirme Claire Nicolet, de Médecins sans Frontières.
Contactée par notre rédaction, l’OCHA a de son côté fait savoir qu’il “considérait que tout ordre de déplacement israélien reste en vigueur jusqu'à ce qu'il soit publiquement annulé par les autorités israéliennes qui l'ont émis.” “Les civils doivent être protégés, qu'ils partent ou qu'ils restent lorsque des ordres de déplacement sont émis”, a-t-il également fait savoir.
Des hôpitaux dans les zones d’évacuation
Les ONGs cherchent ainsi à s'adapter pour continuer malgré tout à aider la population encore dans les zones à évacuer, désormais privées d'aide humanitaire. "Nous nous efforçons de rester dans des périmètres qui permettent l’accès aux soins pour les personnes se trouvant dans les zones dites d’évacuation ou de déplacement forcé, afin qu’elles puissent continuer à recevoir une prise en charge médicale", décrit Caroline Bedos, coordinatrice des opérations pour le Moyen-Orient chez Médecins du monde (MdM).
Claire Nicolet, de Médecins sans Frontières, déplore que certains hôpitaux encore en activité, comme l’hôpital Nasser, se retrouvent désormais dans des zones d’évacuation : "Si ces hôpitaux se retrouvent dans des zones d’évacuation, cela signifiera encore moins d’endroits où la population pourra avoir accès aux soins". Cela alors que la majorité des structures hospitalières de la bande de Gaza ne sont déjà plus fonctionnelles.
Des ordres d’évacuation contraires au droit humanitaire
En plus des conséquences humanitaires, ces mesures prises par l’armée israélienne posent aussi des questions juridiques, même si l’armée dit que les ordres sont conformes au droit international.
“Ces ordres d'évacuation posent de graves problèmes légaux”, indique de son côté Shai Grunberg, porte-parole de l'organisation juridique israélienne Gisha dont la mission est de protéger la liberté de déplacement des Palestiniens. "En vertu du droit international humanitaire, les ordres d'évacuation sont légaux lorsqu'ils sont strictement nécessaires pour la sécurité des civils ou pour des raisons militaires impératives, décrit-t-elle. "Mais à Gaza, Israël a émis des dizaines d'ordres d'évacuation, qui ne sont pas temporaires, ne sont pas clairement justifiés et ne proposent aucun retour sûr à la population, tout en laissant les gens fuir vers des zones sans aucun abri ou infrastructure qui ne sont elles-mêmes pas sûres".
Selon l’article 49 de la quatrième convention de Genève sur la protection des personnes civiles, une puissance occupante ne peut ordonner l’évacuation des civils que pour leur propre sécurité ou des impératifs militaires, et cette mesure doit rester temporaire, avec la possibilité d’un retour en toute sécurité dès la fin des hostilités. Par ailleurs, les articles 55 et 56 imposent à cette puissance de garantir aux personnes déplacées un accès adéquat à la nourriture, aux soins médicaux, à l’hygiène et à un abri convenable.
"Même quand vous êtes dans une zone qui n’est pas à évacuer, vous restez à risque"
En dépit de ces obligations, de nombreuses ONGs, de l'agence de l'ONU en charge des réfugiés palestiniens (UNRWA) à Médecins du Monde, dénoncent l'absence de véritables zones sûres depuis le début de l’occupation israélienne, malgré les déplacements massifs de population.
Dans la nuit du 25 au 26 mai, 20 personnes ont été tuées lors d’un bombardement israélien sur un camp de réfugiés situé dans la ville de Gaza. Pourtant, plusieurs ordres d’évacuation publiés quelques jours plut tôt invitaient les habitants du nord à se diriger vers cette même zone.
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Accepter Gérer mes choixLe dernier ordre, daté du 21 mai, soit 4 jours avant, indiquait très clairement la zone visée par les bombardements.

Dans la région d'Al-Mawasi, par exemple, 10 personnes ont été tuées par l'armée israélienne lors d'une attaque contre des tentes de réfugiés le soir du 16 avril.

Encore une fois, un ordre d’évacuation avait été transmis quelques jours auparavant, orientant la population vers cette zone.
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Accepter Gérer mes choixEn tout, 11 des 32 ordres d’évacuation émis entre le 18 mars et le 29 mai envoyaient la population dans cette zone. Située à l’ouest de Khan Younès, elle était jusqu’à récemment présentée unilatéralement par Israël comme une “zone humanitaire” depuis mai 2024. Cependant, depuis la fin du cessez-le-feu, l’armée, qui ne l’a jamais qualifiée de zone “sûre” et l’a déjà bombardée à plusieurs reprises, ne la désigne plus comme “humanitaire”.
"Même quand vous êtes dans une zone qui n’est pas à évacuer, vous restez à risque", déplore Claire Nicolet, de Médecins Sans Frontières. "En fait, il n’y a plus vraiment de place où habiter car c’est complètement saturé : il n’y a quasiment plus aucun endroit aujourd’hui pour poser sa tente, ou simplement installer un morceau de tissu. D’ailleurs, on sait très bien que, malheureusement, beaucoup de personnes n’ont même pas de tente, mais seulement quelques morceaux de tissu ou des couvertures. Elles improvisent comme elles peuvent pour se fabriquer un abri.”
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Accepter Gérer mes choix"Dépeupler des régions et à asseoir un contrôle militaire à long terme"
Tous ces éléments poussent de nombreux observateurs, comme Médecins Sans Frontières ou l’ONG Oxfam, à dénoncer un “nettoyage ethnique” de la part de l'armée israélienne.
"L'ampleur et la nature de ces évacuations suggèrent fondamentalement des objectifs plus larges visant à dépeupler des régions et à asseoir un contrôle militaire à long terme", décrit Shai Grunberg, de l'organisation juridique israélienne Gisha.
Médecins Sans Frontières a aussi qualifié dans un communiqué, publié le 28 mai, ces ordres émis par Israël d’“arme de guerre dans sa campagne de nettoyage ethnique à Gaza”.
Des alertes qui semblent être confirmées par le plan de l'opération militaire israélienne actuelle, intitulée "Chariots de Gédéon" : ce plan militaire consiste en "l’évacuation massive de toute la population gazaouie des zones de combat, y compris du nord de Gaza, vers les zones du sud de Gaza, tout en créant une séparation entre eux et les terroristes du Hamas, afin de permettre à l’armée israélienne d’avoir une liberté d’action opérationnelle", comme l'a déclaré un haut responsable de la défense israélienne à plusieurs médias début mai.
Les attaques israéliennes ont à ce jour tué plus de 53 000 personnes à Gaza, selon les estimations de l’UNICEF. Face à cette situation, les États-Unis ont présenté une nouvelle proposition de cessez-le-feu, qui a été acceptée par Israël mais rejetée par le Hamas. Ce plan inclut une trêve de 60 jours, un échange d’otages israéliens contre des prisonniers palestiniens, ainsi que l’acheminement d’une aide humanitaire vers Gaza.