
Le texte peut paraître fédérateur : obliger les grands groupes français à publier leurs résultats financiers pays par pays pour lutter contre l’évasion fiscale. Le patronat, lui, parle de "suicide économique". Explications.
“Affaire grave”, “suicide économique”. Le patronat français n’a pas de mots assez durs, mardi 7 juin, pour dénoncer un amendement de la loi Sapin 2 sur la transparence de la vie économique, qui prévoit que les grandes entreprises françaises publient leurs données financières pays par pays.
Ce texte, qui sera débattu à l’Assemblée nationale jeudi, obligerait les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse les 750 millions d’euros à rendre publiques des données comme la nature de l’activité, les bénéfices, l’impôt dû, l’impôt acquitté de toutes les implantations, y compris dans des territoires considérés comme des paradis fiscaux.
Fausse bonne idée ?
Une disposition qui apparaît comme une réponse à l’avalanche de révélations suscitées par les Panama papers sur les pratiques fiscales des riches et puissants de ce monde. Mais pour le patronat, il s’agit d’une fausse bonne idée qui aura pour principale conséquence une perte de compétitivité des industries tricolores.
Cela reviendrait “à ouvrir ses livres financiers à des concurrents étrangers qui, eux, ne sont pas soumis à la même obligation de publicité”, explique à France 24 Pascal de Lima, président du cabinet de conseil Economic-Cell. Des informations comme le type d’activités ou les bénéfices réalisés dans une implantation permettraient en effet à d’autres entreprises de comprendre où sont les points forts et les points faibles d’un groupe français.
“Cette disposition risque aussi de mettre ces entreprises en position de faiblesse à l’égard d’un client étranger”, ajoute l’économiste. Les grands groupes craignent qu’un partenaire commercial utilise ces données pour peser lors des négociations.
Pire : cette mise à nu des comptes “pourrait faire des entreprises françaises des cibles plus faciles pour des acquisitions”, poursuit-il. Un concurrent pourrait se décider à faire une offre de rachat sur une entreprise française en découvrant, grâce à ces données, qu’elle est en pleine croissance dans un territoire stratégique.
Le cœur du problème pour le Medef et l’Association française des entreprises privées (Afep) est que cette mesure est franco-française. Pour ces groupes, la question devrait se régler au niveau européen par une directive qui mettrait tout le monde sur un pied d’égalité. Un tel texte est d’ailleurs en discussion à Bruxelles, et le patronat se demande pourquoi la France n’attend pas. Le ministre de l’Économie Michel Sapin n’est pas loin de partager cet avis : il soutient l’amendement à condition que la mesure s'applique en même temps au reste de l'Union européenne.
“Opération de com’” et “arguments fallacieux”
Mais pour les ONG, rien ne sert d’attendre. “Si la France adopte cette mesure, elle pourrait ensuite peser de tout son poids au niveau européen pour que cette transparence soit appliquée à tous”, souligne Manon Aubry, responsable plaidoyer justice fiscale à Oxfam, contactée par France 24. Elle rappelle que Paris avait déjà joué le rôle de précurseur pour la loi bancaire en 2013. Les banques françaises avaient été soumises aux mêmes obligations de transparence que proposées actuellement pour les grandes entreprises, avant qu’une directive européenne ne généralise la mesure.
Pour elle, les gesticulations des grandes entreprises ne seraient rien d’autre qu’une “opération de com’ basée sur des arguments fallacieux, qui masque une réelle opposition à la lutte contre l’évasion fiscale des grands groupes”.
Elle récuse l’argument de la perte de compétitivité et renvoie à une analyse d’impact d’une telle mesure effectuée par la Commission européenne. “Avec cette initiative, tous les très grands groupes seraient soumis aux mêmes obligations de déclaration et leur compétitivité n’en serait pas affectée”, peut-on lire dans ce document publié en avril 2016.
Cette mesure aurait aussi l’avantage de mettre les informations financières “pays par pays” à disposition du grand public. Pour l’instant, la transparence n’existe qu’entre administrations fiscales et le patronat aimerait que cela reste le cas pour éviter une sorte de “tribunal de l’opinion publique”, note Pascal de Lima. Mais “la capacité des administrations fiscales est limitée et, en pratique, les poursuites sont rares”, rétorque Manon Aubry. La transparence totale permettrait de ne pas avoir à attendre d’éventuels lanceurs d’alerte comme dans le cas des Panama papers.
Reste que le patronat et Oxfam sont au moins d’accord sur un point : le texte de l’amendement n’est pas parfait. Si le Medef n’en veut pas, l’ONG pense qu’il va dans le bon sens mais pourrait aller encore plus loin. Deux points chiffonnent Marion Aubry : en premier lieu, “le texte prévoit qu’il faut un nombre minimum de filiales - fixé par décret - dans un pays pour y être soumis à une l’obligation de ‘reporting’”. Une multinationale pourrait être tentée de regrouper toutes ses activités au sein d’une seule entité pour échapper à la règle. Deuxièmement, l’amendement renvoie la question de la sanction en cas de manquement à un décret et Oxfam craint que l’éventuelle amende ne soit pas à la hauteur des enjeux.