
envoyée spéciale en Grèce – Un premier renvoi de migrants de la Grèce vers la Turquie est prévu le 4 avril à la suite de l'accord UE-Ankara. Nos reporters se sont rendus à Lesbos, où plus de 2 500 personnes attendent dans un camp d'en savoir plus sur leur sort.
La moue est triste et le bonbon hors d'atteinte. La petite Afghane regarde d'un œil noir le moment sucré qui vient de lui échapper pour tomber de l'autre côté, loin derrière la barrière. À trois ans, l'enfant est détenue avec ses parents dans le camp de Moria, à Lesbos, avec 2 500 autres migrants, arrivés sur l'île après le 20 mars. Leur sort est suspendu entre deux terres. Après avoir fui la guerre dans leur pays, côtoyé la mort sur un pneumatique lancé sans phare sur la mer Égée, ils sont maintenant prisonniers aux portes de la forteresse européenne et sur le point d'être renvoyés vers la Turquie, qu'ils ont déjà fuie.
À peine deux semaines après la signature de l'accord entre l'UE et Ankara, un premier renvoi de réfugiés et migrants de la Grèce vers la Turquie est prévu lundi 4 avril. En échange, les premières "réinstallations" au sein de l’Union européenne de Syriens depuis la Turquie démarreront elles aussi, a confirmé jeudi 31 mars le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu. En toute logique, l'opération devrait être lancée à partir des îles de Lesbos ou de Chios, en Égée, principales portes d’entrée vers l’Europe empruntées par les acteurs de l'exode enclenché en 2015.
Mais sur Lesbos, les informations sur la mise en œuvre de cette opération sont encore extrêmement confuses et nul ne semble savoir à quoi s’attendre – ni les ONG, ni les autorités, ni la presse et encore moins les réfugiés. Vendredi 1er avril, à l’approche du début des renvois, une agitation commençait à se faire sentir. Alors que l'arrivée des agents européens chargés d'orchestrer la mise en œuvre de l'accord était attendue sur l’île, les questions étaient largement plus nombreuses que les réponses : qui sera déporté ? Quelles nationalités ? Combien de migrants ? Certaines ONG parlent de 500 personnes. Interrogé par France 24, le porte-parole du Haut-Commissariat aux réfugiés à Lesbos, Boris Cheshirkov, estime plutôt que 700 personnes seront concernées.
"Vous savez s'ils emmènent les Syriens ?"
Dans le camp de Moria, les demandes d'informations se font de plus en plus pressantes. Les mains crochetées aux grillages, les détenus interpellent tous ceux qui passent sur le chemin de terre longeant leur prison à ciel ouvert. "Qu'est-ce que vous savez ? Est-ce qu'ils vont nous déporter ? Que vont-ils faire de nous ?", nous demande un jeune homme afghan, le visage collé sur les entrelacs de métal.
"Vous savez s'ils emmènent les Syriens ?", s'inquiète un autre. "On ne peut pas retourner en Turquie, on n'est pas en sécurité là-bas ! Qu'est-ce que je peux faire? Moi, je veux juste une maison, un travail. Je vous jure, je veux travailler ! Dites-moi ce que je peux faire ?", supplie-t-il. Comme ces deux jeunes hommes, ils sont des dizaines à chercher des réponses et à tendre leur téléphone pour montrer la photo de la note qu'ils ont reçue à leur arrivée, leur stipulant, en anglais, qu'ils ont été "légalement arrêtés".
Impuissants, on ne peut que leur conseiller d'insister pour déposer une demande d'asile, même pour la Grèce, où ils ne souhaitent pas rester : le pays est trop pauvre pour les garder, constatent-ils. Cependant, même l'enregistrement pour l'asile ne leur évitera pas forcément un éventuel transfert. L'accord prévoit en effet que toute personne arrivée irrégulièrement en Grèce après le 20 mars pourra être renvoyée en Turquie, même les demandeurs d'asile syriens. En contrepartie, un Syrien réfugié en Turquie sera "réinstallé" au sein de l'UE dans la limite maximale de 72 000 places.
Grève de la faim à Moria
Le HCR presse l'Europe et la Turquie de s'assurer que "tous les recours seront pris" pour garantir à chaque migrant ses droits, avant de décider de son renvoi. Mais à Moria, le respect des droits et de la dignité des personnes semble être déjà oublié. Les conditions de vie se sont largement détériorées depuis la mise en place de l'accord. L'ancien camp militaire de Moria, qui s’était converti à partir d’octobre 2015 en centre d'accueil et d'enregistrement pour les réfugiés, est aujourd’hui devenu un centre de détention fermé. Les Syriens, minoritaires, partagent principalement les lieux avec des Afghans et des Pakistanais. Tous - hommes, femmes enfants, détenus en violation du droit international - se plaignent du manque de nourriture, d'eau ou de couchages.
"Tout ce que nous faisons la journée, c'est dormir et faire la queue pendant deux heures pour avoir à manger", nous explique Mohammed, un Syrien de 21 ans originaire de Damas, enfermé avec ses parents et sa petite sœur. Sham, un Pakistanais de 19 ans, nous livre le même de récit. "Je n'ai pas dormi pendant deux jours parce que nous étions quatre dans une tente prévue pour deux", explique-t-il. Arrivé le 28 février à Lesbos, le jeune homme originaire du Pendjab dénonce également les lenteurs des procédures administratives qui l'ont empêché de déposer sa demande d'asile à temps, à savoir le 20 mars. "J'ai fait la queue trois jours d'affilée pour déposer ma demande mais je n'ai jamais pu le faire. Il y avait trop de monde. Et quand j'ai insisté, les agents m'ont menacé. À force, il était trop tard."
Jeudi 31 mars, un groupe d'environ 200 Pakistanais détenus dans la "section B" du camp, un périmètre sécurisé et fermé à l'intérieur de Moria, une sorte de "prison dans la prison", aurait commencé une grève de la faim afin d'obtenir les applications de demandes d'asile. Selon Boris Cheshirkov, 1 700 personnes ont exprimé leur volonté de déposer une demande d'asile mais leur dossier est toujours en attente de traitement. Anathi Karaggeli, la coordinatrice du camp géré par la police grecque, appuyée par Frontex, a cependant démenti auprès de l'Athens News Agency toute grève de la faim et assuré que près de 1 000 personnes avaient déjà pu déposer leur dossier.
"Trouvez-moi un seul Européen qui accepte de rester sous les bombes"
Prévu pour une capacité maximale de 2 000 personnes, le camp en détenait 2 500 en date du 1er avril, selon le HCR. "Mais l'armée ne sert des repas que pour 2 400 personnes", déplore Boris Cheshirkov, dont les équipes sont parmi les dernières à avoir encore accès au camp, interdit aux journalistes.
Les ONG redoutent la suite des événements et dénoncent l'absurdité d'un accord qui ne dissuadera pas les plus vulnérables de venir frapper aux portes européennes. "Tant qu'il y aura des bombes, il y aura des réfugiés. Trouvez-moi un seul Européen qui accepterait de rester chez lui si son pays était sous les bombes, s'il n'avait plus de maison, plus d'école, plus de route ! Juste un seul !", s'offusque Lena Altinoglou, volontaire de l'ONG Pikpa, qui vient en aide aux demandeurs d'asile vulnérables. Depuis l'accord UE-Turquie, l'afflux sur Lesbos a été réduit mais les arrivées continuent de se compter par centaines. Vendredi, 200 nouveaux venus ont été enregistrés sur l'île. Entre mercredi et jeudi, 377 ont été enregistrés sur les différentes îles grecques, contre 766 sur les 24 heures précédentes.