
Considérés comme les frères Lumière des Balkans, les frères Manaki ont photographié la Macédoine pendant la Première Guerre mondiale. Une exposition au Mémorial de Caen présente leurs clichés longtemps oubliés de soldats des deux camps.
Ils posent fièrement. La main sur une chaise, le fusil en joue, ou la cigarette à la main. Ils ont tous le même regard intense, rivé sur l’objectif. Cent ans après, les yeux dans les yeux, ces soldats semblent vouloir nous parler et nous adresser un message : "Ne nous oubliez pas".
Pourtant, pendant des décennies, ces portraits sont restés, ignorés de tous, à des milliers de kilomètres de la France. Ces clichés de poilus datant de la Première Guerre mondiale sur le Front d’Orient n’ont été retrouvés qu’au début des années 2000 dans des archives en Macédoine. Ils sont présentés aujourd’hui pour la première fois en France, au Mémorial de Caen.
Ces visages de guerre ont été pris à l’époque par Janaki et Milton Manaki, deux frères nés à la fin du XIXe siècle, dans le nord-ouest de la Grèce. Après avoir acheté un appareil Kodak à Paris, ils ouvrent en 1905 un studio à Bitola (sud-ouest de la Macédoine, sous domination serbe à cette époque), alors appelé Monastir. Pionniers de la photographie, mais aussi du cinéma, ils saisissent sur plaques de verre, ou sur négatifs, la vie dans ce coin reculé aux confins de l’Europe et aux portes de l’Orient. "Ils sont surnommés les frères Lumière des Balkans. Ils étaient des photographes de studio au départ, mais ils ont aussi commencé à faire des documentaires photos quand des personnalités sont venues dans la région comme le sultan ottoman Mehmed V ou Alexandre Ier roi de Serbie. C’était en quelque sorte des écrivains visuels de cette période", explique Robert Janculovski, directeur du Centre macédonien pour la photographie qui a retrouvé leurs photos à Bitola.
"L’aspect totalement multiculturel de ce conflit"
Lorsqu’éclate le conflit, Monastir, une ville multiethnique alors sous domination serbe passe entre les mains des Bulgares, alliés des Allemands et des Austro-hongrois. Le studio des frères Manaki est détruit, mais ils continuent pourtant leur travail. Pris entre deux fronts, ils tirent le portrait des différents belligérants. Ce sont d’abord des soldats de la Triple Alliance qui se font prendre en photo, puis en 1916 ce sont les poilus qui sont immortalisés après la prise de la cité par l’armée française. Grâce à ce travail empreint de neutralité, c’est la mémoire de tous les combattants qui nous a été transmise."Cela montre l’aspect totalement multiculturel de ce conflit, raconte Laurence Auer, ambassadrice de France en Macédoine. On peut voir dans le même studio des soldats de deux armées ennemies avec la même pose sur le même objet. C’est très frappant".
Depuis plus de deux ans, cette diplomate œuvre pour faire connaître la richesse des fonds Manaki, mais aussi pour rappeler l’histoire du Front d’Orient : "C’est un pan méconnu. On se souvient éventuellement de Gallipoli ou des jardiniers de Salonique, mais qui sait qu’en Macédoine, il y a eu 200 kilomètres de front, où ont péri 75 000 poilus français dont 25 % venaient des colonies ?".
L'ouverture prochaine d'un Mémorial
Pour faire sortir de l’oubli cet épisode de la Grande Guerre, l’ambassadrice a lancé la construction d’un Mémorial à Bitola, au sein du cimetière qui compte plus de 6 000 tombes de soldats français. Ce mémorial, qui sera inauguré en juillet 2016, retracera le parcours de plusieurs poilus grâce à une collecte réalisée auprès de familles de descendants. Il comprendra notamment des objets personnels et mettra bien entendu à l’honneur de nombreux clichés des frères Manaki.
Un fonds qui n’a d’ailleurs pas révélé tous ses secrets. "Nous pensons qu’il y a encore dans les archives de Bitola tout autant et même plus que cette galerie de portraits. Nous espérons que c’est un fil que nous commençons tout juste à dérouler, explique Laurence Auer. Quand les familles voient sur les monuments aux morts ‘tué sur le front d’Orient’, souvent, elles ne comprennent pas à quoi cela correspond. Maintenant grâce au Mémorial, elles pourront savoir exactement où leur grand-père a tant souffert".