Les syndicats et partis politiques s'essoufflent. La Toile semble avoir pris le relais de nos engagements individuels. Le report du projet de Loi Travail est-il le symbole du succès de la fronde en ligne ?
Face à une massive levée de boucliers, le gouvernement vient d’annoncer le report du projet de Loi Travail porté par la ministre Myriam El Khomri, qui vise à modifier le droit du travail. Lundi 29 février, en marge du Salon de l'agriculture, Manuel Valls a promis de "lever les incompréhensions" et poursuivre le dialogue. Une décision qui ressemble beaucoup, de l’avis des opposants de gauche, à un aveu de faiblesse : les détracteurs attendent à présent le retrait pur et simple du texte. Vu de loin, l’avantage leur est donné : une pétition contre la Loi Travail signée plus de 800 000 fois à l’heure où nous écrivons ces lignes (un raz-de-marée, surtout en comparaison à la pétition lancée par le politologue Dominique Reynié qui rassemble péniblement 12 000 soutiens), des YouTubeurs qui se mobilisent, un appel à la grève relayé sur Facebook… Si les rues sont restées calmes jusqu’alors, ce sont les pavés d’internet qui tremblent déjà.
Un ouvrier discutant avec un délégué syndical, qui lui remet une brochure l’appelant à se mobiliser contre une directive dézinguant ses acquis sociaux : et si cette scène appartenait désormais au temps passé ? Aujourd’hui, les débats politiques ne se limitent plus aux couloirs des syndicats et à la moquette du Palais Bourbon. Ils s’exportent désormais largement sur le web, où à coup de pétitions en ligne et joutes verbales sur Twitter, chacun peut prendre part aux tressaillements de l’agora. La mobilisation autour de la Loi Travail en est un cas pratique sans précédent.
Alpaguer Monsieur Hollande sur Twitter
Sur le site internet dédié à la contre-attaque, loitravail.lol (dont on notera la malice du nom de domaine), des carrés de couleurs différentes sont associés à 22 points polémiques du projet de loi. "La loi facilite les licenciements en cas de transfert d’entreprise", "Moins d’indemnités pour les malades et les accidenté-e-s licencié-es", "Les 11 heures de repos obligatoires par tranche de 24 heures peuvent être fractionnées"… Grâce à cette interface simple et presque ludique, il suffit de cliquer sur chacune de ses phrases pour se voir redirigé vers un texte résumant l’enjeu. À la fin du paragraphe, l’internaute est invité à "interpeler sur Twitter" François Hollande (on espère pour lui que Monsieur le Président a pensé à désactiver ses notifications) ou à "signer la pétition". Pour le spécialiste en sciences politiques Joan Subirats, il est clair que le web a profondément modifié notre rapport à la politique.
Lancée par la militante féministe et syndicale Caroline De Haas qui dénonce la "flexiprécarité" du projet de loi, cette pétition a été un franc succès dès les premiers jours de mise en ligne. De quoi reconsidérer la pénibilité de la course aux signatures à la sortie du métro. Car aujourd’hui, grâce à des plateformes hébergées (comme Avaaz ou ici, Change.org), la mobilisation peut recruter chaque citoyen dans les moments où il est le plus disposé à prendre position : dans le confort de son canapé ou l’ennui d’un trajet de métro, prêt à lire des appels à rejoindre une cause.
Clicktivism, un engagement purement virtuel ?
Bien sûr, puisque des milliers de pétitions en ligne naissent chaque mois sur différents sites, certaines restent lettre morte ou (au mieux) peinent à émerger. La mobilisation en ligne contre la Loi Travail a ceci d’unique qu’elle est parvenue à peser dans les négociations jusqu’à faire, au moins temporairement, reculer le gouvernement. Mais sur le web, les pétitions ne datent pas d’hier. "Dans les années 1990, il y avait déjà des pétitions qui circulaient sur internet, notamment une concernant la fin du service militaire qui a recueilli des dizaines de milliers de signatures", tient à rappeler Yann-Arzel Durelle-Marc, maître de conférences en Histoire du droit à l’université Paris-XIII, interrogé par Le Figaro.
Une masse informe d'internautes signataires forme-t-elle nécessairement une foule de citoyens prêts à descendre dans la rue ? Pour le chercheur au CNRS Thierry Vedel, il faut poser la question de la signification de l’engagement en ligne "qui n’a pas forcément le même degré d’implication que la participation politique traditionnelle. Certains ont ainsi critiqué l’avènement d’un clicktivism, c’est-à-dire d’un engagement purement virtuel qui se résume à signer des pétitions à ligne ou à rejoindre des groupes sur Facebook, sans exiger un véritable effort ou investissement personnel."
Un vrai débat clivant
Mais c’est sans doute ici que la mobilisation des opposants peut être qualifiée de sans précédent. Loin de n’être adossée qu’à une pétition hétérogène rassemblant une foule désincarnée, la fronde est également menée par des personnes qui "parlent à visage découvert" : c’est par exemple le cas du collectif "On vaut mieux que ça", qui a lancé son hashtag et rassemblé des YouTubeurs, invités ensuite à la télévision (sur le plateau d’i>Télé par exemple). Parce que le droit du travail est un pilier de la société, tout le monde a son avis sur la question et le débat est autant générationnel que de classes sociales. Très présente "online", cette levée de boucliers l'est aussi "IRL" puisque les partenaires sociaux multiplient tous les jours les interventions médiatiques pour critiquer le projet de loi et la mobilisation s'organise aussi à travers un plan de manifestations prévues le 9 mars, que cette carte en ligne répertorie.
Finalement, ce qui permet à cette fronde de prendre autant d'ampleur, ce sont ses allers-retours entre un vrai débat de société identifié de tous (le patronat vs. les travailleurs, une opposition que tout le monde comprend, pour le dire vite) et un relai en ligne très dense (des discussions Twitter aux pétitions et contre-pétitions, en passant par les pages Facebook et les détournements d'images sur les réseaux sociaux). Pas étonnant alors que le gouvernement ait voulu riposter en jouant dans la même arène... de façon plutôt maladroite puisque le compte Twitter supposé humaniser la Loi Travail a été particulièrement raillé.
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