La situation reste tendue à Ajaccio où des manifestations ont été le théâtre de dérapages islamophobes la semaine dernière. Pour comprendre ce qui se joue en Corse, France 24 a interrogé la sociologue Liza Terrazzoni.
Alors que l'enquête sur l'agression de deux pompiers et d'un policier dans le quartier populaire des Jardins de l'Empereur le soir de Noël se poursuit, la situation reste tendue à Ajaccio où plusieurs manifestations ont été le théâtre d’incidents islamophobes la semaine dernière. Des marches ont été émaillées de slogans racistes, comme "Arabi fora" (Les arabes dehors) et une salle de prière musulmane a notamment été saccagée lors d’un rassemblement de quelques centaines de personnes le 25 décembre.
Pour comprendre ce qui se joue en Corse, France 24 a interrogé Liza Terrazzoni, sociologue attachée au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis-EHESS), qui s’est penchée sur les relations interethniques en Corse, et qui a notamment travaillé par le passé dans ce quartier désormais au cœur des tensions. Décryptage.
France 24 - Pouvez-vous nous décrire, d’un point de vue sociologique, la situation du quartier des Jardins de l’Empereur, au cœur de toutes les tensions à Ajaccio depuis plusieurs jours ?
Liza Terrazzoni - Il s’agit d’un quartier de copropriétaires très enclavé et difficile d’accès, situé sur les hauteurs de la ville d’Ajaccio. Il compte entre 1 500 et 2 000 habitants dont la moitié est d’origine étrangère. D’un point de vue social, ce secteur a plutôt été laissé à l’abandon par les autorités locales et nationales depuis au moins une quinzaine d’années. On ne peut pas affirmer qu’il s’agit d’un ghetto déshérité ou d’un quartier marginalisé qui ne regroupe que des exclus, même si le taux de chômage dépasse les 25 % dans ce territoire. Sa situation est assez représentative de la situation sociale d'autres régions françaises. En revanche, il s’agit bien d’un lieu de tensions. Les gens qui y vivent se sentent stigmatisés, et cela est vrai, à cause de leurs origines ou de leurs conditions sociales. Au point que les Jardins de l’Empereur ont acquis une mauvaise réputation à Ajaccio. Cette ville est par ailleurs très clivée d’un point de vue social : une partie d'Ajaccio est aisée, l’autre est plus pauvre. Et cette dernière, qui compte les Jardins de l’Empereur, a très peu d’échanges avec le reste de la ville, notamment le centre. Ce qui permet à ceux qui ne vont pas dans ces quartiers d’alimenter des fantasmes de toutes natures, parfois caricaturaux liés à l’immigration et à des questions d’insécurité, qui ne sont pas toujours justifiés. Ainsi le secteur des Jardins de l’Empereur est souvent associé à l’image d’un ghetto qui serait un lieu d’islamisation, de radicalisation et de trafic. Les événements violents qui ont eu lieu ces derniers jours doivent être resitués dans ce contexte-là.
À la suite de ces événements et des dérapages islamophobes qui ont eu lieu, l’idée qu’il existe un "racisme corse", bien spécifique, a été avancée dans certains médias. Est-ce une réalité ou est-ce caricatural ?
Il faut toujours éviter le piège de la généralisation. Pointer un certain racisme corse est en effet caricatural, car il y a du racisme en Corse, mais comme partout en France. De plus, il est dangereux de regarder et de parler du racisme en Corse uniquement par le prisme de sa spécificité. C'est s’empêcher de voir un glissement de la société française dans un contexte plus large, qui est celui des tensions identitaires dans le pays. C’est pour cela qu’il faut recontextualiser les évènements qui ont eu lieu à Ajaccio, sans pour autant occulter la forme qu’ont pris ces manifestations, indéniablement spectaculaires et inacceptables même si à l’origine il s’agissait d’une initiative citoyenne qui a été noyautée par des éléments extrémistes. Bien sûr, on ne peut pas ignorer qu’il y a des spécificités en Corse. La violence y est par exemple un moyen de résoudre un certain nombre de conflits. Cette violence est devenue banale et incontrôlable quand il s’agit des questions d’identité. Ce n’est pas nouveau, ce phénomène est ancré dans la société. En revanche, sur le fond, ces évènements s’inscrivent dans un climat qui traverse la société française : cristallisation sur les questions identitaires, sur les appartenances religieuses, rejet de l'immigration et de l’islam. Il ne faut pas oublier que, notamment depuis les attentats de Paris, plusieurs lieux de cultes musulmans ont aussi été pris pour cible sur le continent. Ces évènements n’ont cependant pas eu le même retentissement médiatique que ceux d'Ajaccio. En tant que sociologue je pose la question de savoir pourquoi d’un point de vue national ? S’indigne-t-on autant des dérapages racistes locaux comme en Corse, alors qu’on débat depuis des années des thèmes chers au Front national et que ce parti arrive en tête des dernières élections en France ? Certes, la forme y est pour quelque chose, mais sur le fond ? Je m’interroge de la même sur une contradiction qui traverse la Corse où l’on s’indigne autant devant la petite délinquance et si peu devant la criminalité organisée.
D’aucuns ont fait le rapprochement entre les évènements d’Ajaccio, la récente victoire des nationalistes corses lors des élections régionales et la percée de l’extrême-droite en France. Que pensez-vous de la justesse de cette analyse ?
Parler d’une telle corrélation serait erroné. Dans les revendications des manifestants des Jardins de l’Empereur, il existe trois registres qui se croisent et s’agrègent. Il y a d’abord la crainte d’une "banlieurisation" de la Corse, ensuite la peur d’une islamisation et enfin une inquiétude concernant une mise en danger de l’identité locale. Par conséquent, on ne peut pas affirmer que c’est l’arrivée au pouvoir à l’échelle régionale des nationalistes - qui ont, il faut le souligner, dénoncé les dérapages de certains manifestants - qui explique les incidents d'Ajaccio. Il faut aussi rappeler que le FN a réalisé une percée en Corse lors des dernières élections. Il n’a jamais été aussi présent qu’aujourd’hui sur l’île, même si son score reste marginal par rapport à celui qu’il réalise à l’échelle nationale. En revanche, évoquer et essayer de comprendre les articulations entre racisme et nationalisme semble plus judicieux. Car tout projet nationaliste contient une potentialité oppressive et une logique d’exclusion, surtout quand il s’agit de défendre une vision identitaire, culturelle voire religieuse de la notion de peuple. C’est un processus historique dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui avec la percée actuelle des idéologies ethnico-nationales, en France et en Europe. À ce titre-là, la Corse n’est pas une exception.